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Au bout de dix minutes ils parvinrent à un carrefour où s’embranchait, vers la droite, un autre tunnel muni également de rails.

– Seconde bifurcation, dit Paul, route de Corvigny. C’est par là que les Allemands ont marché vers la ville pour surprendre nos troupes avant même qu’elles se fussent rassemblées, et c’est par là que passa la paysanne qui t’aborda le soir. L’issue doit se trouver à quelque distance de la ville, dans une ferme peut-être, appartenant à cette soi-disant paysanne.

– Et la troisième bifurcation ? dit Bernard.

– La voici, répliqua Paul.

– C’est encore un escalier.

– Oui, et je ne doute pas qu’il ne conduise à la chapelle. Comment ne pas supposer, en effet, que, le jour où mon père a été assassiné, l’empereur d’Allemagne venait examiner les travaux commandés par lui et exécutés sous les ordres de la femme qui l’accompagnait ? Cette chapelle, que les murs du parc n’entouraient pas alors, est évidemment l’un des débouchés du réseau clandestin dont nous suivons l’artère principale.

De ces ramifications Paul en avisa deux autres encore qui, d’après leur emplacement et leur direction, devaient aboutir aux environs de la frontière, complétant ainsi un merveilleux système d’espionnage et d’invasion.

– C’est admirable, disait Bernard. Voilà de la « kultur », ou je ne m’y connais pas. On voit bien que ces gens-là ont le sens de la guerre. L’idée de creuser pendant vingt ans un tunnel destiné au bombardement possible d’une petite place forte ne viendrait jamais à un Français. Il faut pour cela un degré de civilisation auquel nous ne pouvons prétendre. Ah ! les bougres !

Son enthousiasme s’accrut encore lorsqu’il eut remarqué que le tunnel était muni à sa partie supérieure de cheminées d’aération. Mais à la fin Paul lui recommanda de se taire ou de parler à voix basse.

– Tu penses bien que, s’ils ont jugé utile de conserver leurs lignes de communication, ils ont dû faire en sorte que cette ligne ne pût servir aux Français. Ebrecourt n’est pas loin. Peut-être y a-t-il des postes d’écoute, des sentinelles placées aux bons endroits. Ces gens-là ne laissent rien au hasard.

Ce qui donnait du poids à l’observation de Paul, c’était la présence, entre les rails, de ces plaques de fonte qui recouvrent les fourneaux de mine préparés d’avance et qu’une étincelle électrique peut faire exploser. La première portait le numéro 5, la seconde le numéro 4, et ainsi de suite. Ils les évitaient soigneusement, et leur marche en était ralentie, car ils n’osaient plus allumer leurs lanternes que par brèves saccades.

Vers sept heures, ils entendirent, ou plutôt il leur sembla entendre, les rumeurs confuses que propagent à la surface du sol la vie et le mouvement. Ils en éprouvèrent une grande émotion. La terre allemande s’étendait au-dessus d’eux, et l’écho leur apportait des bruits provoqués par la vie allemande.

– C’est tout de même curieux, observa Paul, que ce tunnel ne soit pas mieux surveillé et qu’il nous soit possible d’aller aussi loin sans encombre.

– Un mauvais point pour eux, dit Bernard ; la « kultur » est en défaut.

Cependant des souffles plus vifs couraient le long des parois. L’air du dehors pénétrait par bouffées fraîches, et ils aperçurent soudain dans l’ombre une lumière lointaine. Elle ne bougeait pas. Tout paraissait calme autour d’elle, comme si c’eût été un de ces signaux fixes que l’on plante aux abords des voies ferrées.

En s’approchant ils se rendirent compte que c’était la lumière d’une ampoule électrique, qu’elle se trouvait à l’intérieur d’une baraque établie à la sortie même du tunnel, et que la clarté se projetait sur de grandes falaises blanches et sur des montagnes de sable et de cailloux.

Paul murmura :

– Ce sont des carrières. En plaçant ici l’entrée de leur tunnel, cela leur permettait de poursuivre les travaux en temps de paix sans éveiller l’attention. Sois sûr que l’exploitation de ces soi-disant carrières se faisait discrètement, dans une enceinte fermée où l’on parquait les ouvriers.

– Quelle « kultur » ! répéta Bernard.

Il sentit la main de Paul qui lui serrait violemment le bras. Quelque chose avait passé devant la lumière, comme une silhouette qui se dresse et qui s’abat aussitôt.

Avec d’infinies précautions ils rampèrent jusqu’à la baraque et se relevèrent à moitié de façon que leurs yeux atteignissent la hauteur des vitres.

Il y avait là une demi-douzaine de soldats, tous couchés, et pour mieux dire vautrés les uns sur les autres, parmi les bouteilles vides, les assiettes sales, les papiers gras et les détritus de charcuterie.

C’étaient les gardiens du tunnel. Ils étaient ivres morts.

– Toujours la « kultur », dit Bernard.

– Nous avons de la chance, répliqua Paul, et je m’explique maintenant le manque de surveillance : c’est dimanche aujourd’hui.

Une table portait un appareil de télégraphie. Un téléphone s’accrochait au mur, et Paul remarqua, sous une plaque de verre épaisse, un tableau qui contenait cinq manettes de cuivre, lesquelles correspondaient évidemment par des fils électriques avec les cinq fourneaux de mine préparés dans le tunnel.

En s’éloignant, Bernard et Paul continuèrent de suivre les rails au creux d’un étroit défilé taillé dans le roc, qui les conduisit à un espace découvert où brillaient une multitude de lumières. Tout un village s’étendait devant eux, composé de casernes et habité par des soldats dont ils voyaient les allées et venues. Ils le contournèrent. Un bruit d’automobile et les clartés violentes de