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longue, cependant, cette sorte de quiétude s’évanouissait, se changeait en malaise, puis en tourment, et faisait place à une sensation dont chaque seconde aggravait la torture. Était-ce un cauchemar, une hallucination maladive qui le hantait ? Cela se passait du côté de la soupente où il avait entraîné le major Hermann et où gisait le cadavre d’un soldat. Horreur ! il lui semblait que le major avait coupé ses liens, qu’il se soulevait, et qu’il regardait autour de lui.

De toutes ses forces Paul ouvrit ses yeux, et de toutes ses forces il exigea qu’ils demeurassent ouverts.

Mais une ombre de plus en plus épaisse les voilait, et au travers de cette ombre il discernait, comme on voit la nuit un spectacle confus, le major qui se débarrassait de son manteau, qui se penchait sur le cadavre, qui lui ôtait sa capote de drap bleu, qui s’en revêtait lui-même, qui mettait sur sa tête le képi du mort, s’entourait le cou de sa cravate, prenait son fusil, sa baïonnette, ses cartouches, et qui, ainsi transformé, descendait les trois marches de bois.

Vision terrible ! Paul aurait voulu douter et croire à l’apparition de quelque fantôme surgi de sa fièvre et de son délire. Mais tout lui attestait la réalité du spectacle. Et c’était pour lui la plus infernale des souffrances. Le major s’enfuyait !

Paul était trop faible pour envisager la situation telle qu’elle se présentait. Le major songeait-il à le tuer et à tuer M. d’Andeville ? Le major savait-il qu’ils étaient là, tous deux blessés, à portée de sa main ? Autant de questions que Paul ne se posait pas. Une seule idée obsédait son cerveau défaillant : le major Hermann s’enfuyait. Grâce à son uniforme il se mêlerait aux volontaires ! À la faveur de quelque signal, il rejoindrait les Allemands ! Et il serait libre ! Et il reprendrait contre Elisabeth son œuvre de persécution, son œuvre de mort !

Ah ! si l’explosion avait pu se produire ! Que la maison du passeur sautât, et le major était perdu…

Dans son inconscience, Paul se rattachait encore à cet espoir. Cependant sa raison vacillait. Ses pensées devenaient de plus en plus confuses. Rapidement, il s’enfonça parmi les ténèbres où l’on ne peut plus voir, où l’on ne peut plus entendre…

Trois semaines plus tard, le général commandant en chef les armées descendait d’automobile devant le perron d’un vieux château du Boulonnais, transformé en hôpital militaire.

L’officier d’administration l’attendait à la porte.

– Le sous-lieutenant Delroze est prévenu de ma visite ?

– Oui, mon général.

– Conduisez-moi dans sa chambre.

Paul Delroze était levé, le cou enveloppé de linge, mais le visage calme et sans trace de fatigue.

Très ému par la présence du grand chef dont l’énergie et le sang-froid avaient sauvé la France, il prit aussitôt la position militaire. Mais le général lui tendit la main et s’écria d’une bonne voix affectueuse :

– Asseyez-vous, lieutenant Delroze… Je dis bien lieutenant, car c’est votre grade depuis hier. Non, pas de remerciements. Fichtre ! Nous sommes en reste avec vous. Et alors, déjà sur pied ?

– Mais oui, mon général. La blessure n’était pas bien grave.

– Tant mieux. Je suis content de tous mes officiers. Mais, tout de même, un gaillard de votre espèce, cela ne se compte pas par douzaines. Votre colonel m’a remis sur vous un rapport particulier qui offre une telle suite d’actions incomparables que je me demande si je ne ferai pas exception à la règle que je me suis imposée, et si je ne communiquerai pas ce rapport au public.

– Non, mon général, je vous en prie.

– Vous avez raison, mon ami. C’est la noblesse de l’héroïsme d’être anonyme, et c’est la France seule qui doit avoir pour le moment toute la gloire. Je me contenterai donc de vous citer une fois de plus à l’ordre de l’armée, et de vous remettre la croix pour laquelle vous étiez déjà proposé.

– Mon général, je ne sais comment…

– En outre, mon ami, si vous désirez la moindre chose, j’insiste vivement auprès de vous pour que vous me donniez cette occasion de vous être personnellement agréable.

Paul hocha la tête en souriant. Tant de bonhomie et des attentions si cordiales le mettaient à l’aise.

– Et si je suis trop exigeant, mon général ?

– Allez-y !

– Eh bien, soit, mon général. J’accepte. Et voici ce que je demande. Tout d’abord un congé de convalescence de deux semaines, qui comptera du samedi 9 janvier, c’est-à-dire du jour où je quitterai l’hôpital.

– Ce n’est pas une faveur. C’est un droit.

– Oui, mon général. Mais ce congé, j’aurai le droit de le passer où je voudrai.

– Entendu.

– Bien plus, j’aurai en poche un permis de circulation écrit de votre main, mon général, permis qui me donnera toute latitude d’aller et de venir à travers les lignes françaises et de requérir toute assistance qui me serait utile.

Le général regarda Paul un instant, puis prononça :

– Ce que vous me demandez là est grave, Delroze.

– Je le sais, mon général. Mais ce que je veux entreprendre est grave aussi.

– Soit. C’est entendu. Et après ?

– Mon général, le sergent Bernard d’Andeville, mon beau-frère, participait comme moi à l’affaire de la maison du passeur. Blessé comme moi, il a été transporté dans ce même