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Dans l’espace les obus se croisaient. Il en tombait au milieu des colonnes allemandes. Il en tombait autour du blockhaus.

Paul, courant de tous côtés, encourageait les hommes et leur donnait des conseils.

De temps à autre, s’approchant de la soupente, il examinait le major Hermann. Puis il retournait à son poste.

Pas une seconde il ne cessait de penser au devoir qui lui incombait comme officier et comme combattant, et pas une seconde non plus à ce qu’il lui fallait dire à M. d’Andeville. Mais ces deux obsessions en se confondant lui enlevaient toute lucidité, et il ne savait comment s’expliquer avec son beau-père et comment débrouiller l’inexplicable situation. Plusieurs fois M. d’Andeville l’interrogea. Il ne répondit pas.

La voix du lieutenant se fit entendre.

– Attention !… En joue !… Feu !…

À quatre reprises le commandement fut répété.

La colonne ennemie la plus proche, décimée par les balles, parut hésiter.

Mais les autres la rejoignirent, et elle se reforma.

Deux obus allemands éclatèrent sur la maison. Le toit fut enlevé d’un coup, quelques mètres de la façade démolis, et trois hommes écrasés.

À la tourmente une accalmie succéda. Mais Paul avait eu si nettement la sensation du danger qui les menaçait tous qu’il lui fut impossible de se contenir plus longtemps. Se décidant soudain, il apostropha M. d’Andeville, et, sans plus chercher de préambules, il lui jeta :

– Un mot avant tout… Il faut que je sache… Êtes-vous bien sûr que la comtesse d’Andeville soit morte ?

Et aussitôt il reprit :

– Oui, ma question vous semble folle… Elle vous semble ainsi parce que vous ne savez rien. Mais je ne suis pas fou, et je vous demande d’y répondre comme si j’avais eu le temps de vous exposer tous les motifs qui la justifient. La comtesse Hermine est-elle morte ?

M. d’Andeville se domina, et, acceptant de se mettre dans l’état d’esprit que réclamait Paul, il prononça :

– Existe-t-il une raison quelconque qui vous permettrait de supposer que ma femme est encore vivante ?

– Des raisons très sérieuses, j’oserais dire des raisons irréfutables.

M. d’Andeville haussa les épaules et déclara d’une voix ferme :

– Ma femme est morte dans mes bras. J’ai senti sous mes lèvres ses mains glacées, ce froid de la mort qui est si horrible quand on aime. Je l’ai enveloppée moi-même, suivant son désir, dans sa robe de mariée, et j’étais là quand on a cloué le cercueil. Et après ?

Paul l’écoutait en songeant :

« Est-ce qu’il a dit la vérité ? Oui, et néanmoins puis-je admettre ?… »

– Après ? répéta M. d’Andeville d’une voix plus impérieuse.

– Après, reprit Paul, une autre question… celle-ci : le portrait qui se trouvait dans le boudoir de la comtesse d’Andeville était-il son portrait ?

– Évidemment, son portrait en pied…

– La représentant, dit Paul, avec un fichu de dentelle noire autour des épaules ?

– Oui, un fichu comme elle aimait à en porter.

– Et que fermait par devant un camée encerclé d’un serpent d’or ?

– Oui, un vieux camée qui me venait de ma mère, et que ma femme ne quittait jamais.

Un élan irréfléchi souleva Paul. Les affirmations de M. d’Andeville lui semblaient des aveux, et tout frémissant de colère il scanda :

– Monsieur, vous n’avez pas oublié que mon père a été assassiné, n’est-ce pas ? Nous en avons souvent parlé tous deux. C’était votre ami. Eh bien, la femme qui l’a assassiné et que j’ai vue, dont l’image est creusée dans mon cerveau, cette femme portait un fichu de dentelle noire autour des épaules, et un camée encerclé d’un serpent d’or. Et cette femme, j’ai retrouvé son portrait dans la chambre de votre femme… Oui, le soir de mes noces, j’ai vu son portrait… Comprenez-vous, maintenant ?… Comprenez-vous ?

Entre les deux hommes la minute fut tragique. M. d’Andeville, les mains crispées autour de son fusil, tremblait.

« Mais pourquoi tremble-t-il ? se demandait Paul dont les soupçons grandissaient jusqu’à devenir une accusation véritable. Est-ce la révolte ou la rage d’être démasqué qui le fait frémir ainsi ? Et dois-je le considérer comme le complice de sa femme ? Car enfin… »

Il sentit son bras tordu par une étreinte violente. M. d’Andeville balbutiait, livide :

– Vous osez ! Ainsi ma femme aurait assassiné votre père !… Mais vous êtes ivre ! Ma femme qui était une sainte devant Dieu et devant les hommes ! Et vous osez ? Ah ! je ne sais pas ce qui me retient de vous casser la figure.

Paul se dégagea rudement. Tous deux secoués par une fureur que surexcitaient le vacarme du combat et la folie même de leur querelle, ils furent sur le point de se colleter pendant que les balles et les obus sifflaient autour d’eux.

Un pan de mur encore s’écroula. Paul donna des ordres, et, en même temps, il pensait au major Hermann qui était là dans un coin, et devant qui il aurait pu amener M. d’Andeville, comme un criminel que l’on confronte avec son complice. Pourquoi cependant n’agissait-il pas ainsi ?

Se souvenant tout à coup, il tira de sa poche la photographie de la comtesse Hermine trouvée sur le cadavre de l’Allemand Rosenthal.

– Et cela, dit-il, en la lui plaçant sous les yeux, vous savez ce que c’est que cela ? La