Page:Leblanc - L’Éclat d’obus, 1923.djvu/55

Cette page n’a pas encore été corrigée

– Va le chercher, et, si le lieutenant n’y voit pas d’inconvénient…

Il fut interrompu par l’éclatement d’un shrapnell dont les balles criblèrent les sacs entassés devant eux. Le jour se levait. On voyait une colonne ennemie surgir de l’ombre à mille mètres au plus.

– Qu’on se prépare ! cria d’en bas le lieutenant. Et pas un coup de feu avant mon ordre. Que personne ne se montre !…

Ce n’est qu’au bout d’un quart d’heure, et seulement durant quatre ou cinq minutes, que Paul et M. d’Andeville purent échanger quelques mots, d’une façon si heurtée d’ailleurs que Paul n’eut pas le loisir de se demander quelle attitude il prendrait en face du père d’Elisabeth. Le drame du passé, le rôle que le mari de la comtesse Hermine pouvait jouer dans ce drame, tout cela se mêlait en son esprit avec la défense du blockhaus. Et, malgré l’affection qui les liait l’un à l’autre, leur poignée de main fut presque distraite.

Paul faisait boucher une petite fenêtre avec un matelas. Bernard avait son poste à l’autre bout de la salle. M. d’Andeville dit à Paul :

– Vous êtes sûr de tenir, n’est-ce pas ?

– Absolument, puisqu’il le faut.

– Oui, il le faut. J’étais à la division hier avec le général anglais auquel je suis attaché comme interprète, quand on a résolu cette attaque. La position, paraît-il, est de premier ordre, et il est indispensable qu’on s’y accroche. C’est alors que j’ai vu là l’occasion de vous revoir, Paul. Je connaissais la présence de votre régiment. J’ai donc demandé à accompagner le contingent désigné pour…

Nouvelle interruption. Un obus trouait le toit et crevait la façade opposée au canal.

– Personne n’est touché ?

– Personne, répondit-on.

Un peu après, M. d’Andeville reprenait :

– Le plus curieux, c’est d’avoir retrouvé Bernard chez votre colonel, cette nuit. Vous pensez avec quelle joie je me suis mêlé aux cyclistes. C’était le seul moyen de rester un peu auprès de mon petit Bernard et de venir vous serrer la main… Et puis, je n’avais pas de nouvelles de ma pauvre Elisabeth, et Bernard m’a raconté…

– Ah ! dit Paul vivement, Bernard vous a raconté tout ce qui s’est passé au château ?

– Du moins tout ce qu’il a pu savoir, et il y a bien des choses inexplicables sur lesquelles, selon lui, Paul, vous avez des données plus précises. Ainsi, pourquoi Elisabeth est-elle restée à Ornequin ?

– C’est elle qui l’a voulu, répliqua Paul, et je n’ai été averti de sa décision que plus tard, par lettre.

– Je sais. Mais pourquoi ne l’avez-vous pas emmenée, Paul ?

– En quittant Ornequin, j’ai pris toutes les dispositions nécessaires pour qu’elle pût s’en aller.

– Soit. Mais vous n’auriez pas dû quitter Ornequin sans elle. Tout le mal vient de là.

M. d’Andeville avait parlé avec une certaine rigueur, et, comme Paul se taisait, il insista :

– Pourquoi n’avez-vous pas emmené Elisabeth ? Bernard m’a dit qu’il y avait eu des choses très graves, que vous aviez fait allusion à des événements exceptionnels. Vous pourriez peut-être m’expliquer…

Il semblait à Paul deviner en M. d’Andeville une hostilité sourde, et cela l’irritait d’autant plus que la part d’un homme dont la conduite lui paraissait maintenant si déconcertante.

– Croyez-vous, lui dit-il, que ce soit le moment ?

– Mais oui, mais oui, nous pouvons être séparés d’un moment à l’autre…

Paul ne le laissa pas achever. Il se tourna brusquement vers lui et s’écria :

– Vous avez raison, monsieur ! C’est là une idée affreuse. Il serait effrayant que je ne pusse pas répondre à vos questions et que vous ne pussiez pas répondre aux miennes. Le sort d’Elisabeth dépend peut-être des quelques phrases que nous allons prononcer. Car la vérité est entre nous. Un mot pour la mettre en lumière, et tout nous presse. Il faut parler dès maintenant, quoi qu’il arrive.

Son émotion surprit M. d’Andeville qui lui dit :

– Ne serait-il pas bon d’appeler Bernard ?

– Non ! non ! fit Paul, à aucun prix ! C’est une chose qu’il ne doit pas connaître, puisqu’il s’agit…

– Puisqu’il s’agit ? questionna M. d’Andeville, de plus en plus étonné.

Un homme tomba près d’eux, frappé par une balle. Paul se précipita : touché au front, l’homme était mort. Et deux balles encore pénétrèrent par une ouverture trop grande que Paul fit boucher en partie.

M. d’Andeville, qui l’avait aidé, poursuivit l’entretien.

– Vous disiez que Bernard ne doit pas entendre parce qu’il s’agit ?…

– Parce qu’il s’agit de sa mère, répondit Paul.

– De sa mère ? Comment ! Il s’agit de sa mère ?… De ma femme ? Je ne comprends pas.

Par les meurtrières, on apercevait trois colonnes ennemies qui s’avançaient, au-dessus des plaines inondées, sur des chaussées étroites convergeant vers le canal en face de la maison du passeur.

– Quand ils seront à deux cents mètres du canal, nous tirerons, dit le lieutenant commandant les volontaires, qui était venu inspecter les travaux de défense. Mais pourvu que leurs canons ne démolissent pas trop la bicoque !

– Et nos renforts ? demanda Paul.

– Ils seront là dans trente à quarante minutes. En attendant, les 75 font de la bonne besogne.