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Le major eut un petit rire satisfait et releva le col de son manteau en ajoutant :

– D’ailleurs, pour plus de sûreté, j’irai passer la nuit là-bas… d’autant que je me demande si, par hasard, ce n’est pas le commandant de poste qui aurait envoyé des hommes ici, et fait prendre les papiers de Rosenthal dont il savait la mort.

– Mais…

– Assez bavardé. Occupe-toi de Rosenthal, et partons.

– Je vous accompagne, Excellence ?

– Inutile. Une des barques me conduira par le canal. La maison n’est pas à quarante minutes d’ici.

Sur l’appel de l’espion, trois soldats descendirent, et le cadavre fut hissé jusqu’à la trappe supérieure.

Karl et le major restaient immobiles tous deux, au pied de l’échelle, et Karl portait vers la trappe la lumière de la lanterne qu’il avait détachée. Bernard murmura :

– Nous tirons ?

– Non, répondit Paul.

– Mais…

– Je te le défends…

Lorsque l’opération fut terminée, le major prescrivit :

– Éclaire-moi bien et que l’échelle ne bouge pas. Il monta et disparut.

– Ça y est, cria-t-il. Dépêche-toi.

À son tour, l’espion grimpa.

On entendit leurs pas au-dessus de la cave. Ces pas s’éloignèrent dans la direction du canal, et il n’y eut plus aucun bruit.

– Eh bien, quoi, s’écria Bernard, qu’est-ce qui t’a pris ? L’occasion était unique. Les deux bandits tombaient du coup.

– Et nous après, prononça Paul. Ils étaient douze là-haut. Nous étions réglés.

– Mais Elisabeth était sauvée, Paul ! En vérité, je ne te comprends pas. Comment ! nous avons de pareils monstres à portée de nos balles, et tu les laisses partir ! L’assassin de ton père, le bourreau d’Elisabeth est là, et c’est à nous que tu penses !

– Bernard, dit Paul Delroze, tu n’as pas compris les dernières paroles qu’ils ont échangées. L’ennemi est prévenu de l’attaque et de nos projets sur la maison du passeur. Tout à l’heure les cent volontaires d’Afrique qui rampent dans le marais seront victimes de l’embuscade qui leur est tendue. C’est donc à eux qu’il nous faut penser. C’est eux que nous devons sauver d’abord. Nous n’avons pas le droit de nous faire tuer, alors qu’il nous reste à accomplir un tel devoir. Et je suis sûr que tu me donnes raison.

– Oui, dit Bernard. Mais tout de même l’occasion était bonne.

– Nous la retrouverons, et bientôt peut-être, affirma Paul, qui songeait à la maison du passeur, où le major Hermann devait se rendre.

– Enfin, quelles sont tes intentions ?

– Je rejoins le détachement des volontaires. Si le lieutenant qui les commande est de mon avis, l’assaut n’aura pas lieu à sept heures, mais tout de suite, et je serai de la fête.

– Et moi ?

– Retourne auprès du colonel. Expose-lui la situation, et dis-lui que la maison du passeur sera prise ce matin et que nous y tiendrons jusqu’à l’arrivée des renforts.

Ils se quittèrent sans un mot de plus et Paul se jeta résolument dans les marais.

La tâche qu’il entreprenait ne rencontra pas les obstacles auxquels il croyait se heurter. Après quarante minutes d’une marche assez pénible, il perçut des murmures de voix, lança le mot d’ordre et se fit conduire vers le lieutenant.

Les explications de Paul convainquirent aussitôt l’officier : il fallait ou bien renoncer à l’affaire ou bien en brusquer l’exécution.

La colonne se porta en avant.

À trois heures, guidés par un paysan qui connaissait une passe où les hommes n’enfonçaient que jusqu’aux genoux, ils réussirent à gagner les abords de la maison sans être signalés. Mais, l’alarme ayant été donnée par une sentinelle, l’attaque commença. Cette attaque, un des plus beaux faits d’armes de la guerre, est trop connue pour qu’il soit nécessaire d’en donner ici le détail. Elle fut d’une violence extrême. L’ennemi, qui se tenait sur ses gardes, riposta avec une vigueur égale. Les fils de fer s’entremêlaient. Les pièges abondaient. Un corps à corps furieux s’engagea devant la maison, puis dans la maison, et lorsque les Français, victorieux, eurent abattu ou fait prisonniers les quatre-vingt-trois Allemands qui la défendaient, eux-mêmes avaient subi des pertes qui réduisaient leur effectif de moitié.

Le premier, Paul avait sauté dans les tranchées dont la ligne flanquait la maison vers la gauche et se prolongeait en demi-cercle jusqu’à l’Yser. Il avait son idée : avant que l’attaque ne réussît, il voulait couper toute retraite aux fugitifs.

Repoussé d’abord, il gagna la berge, suivi de trois volontaires, s’engagea dans l’eau, remonta le canal, parvint ainsi de l’autre côté de la maison, et trouva, comme il s’y attendait, un pont de bateaux.

À ce moment il aperçut une silhouette qui s’évanouissait dans l’ombre.

– Restez-là, dit-il à ses hommes, et que personne ne passe.

Lui-même, il s’élança, franchit le pont, et se mit à courir.

Un projecteur ayant illuminé la rive, il avisa de nouveau la silhouette à cinquante pas en avant. Une minute plus tard, il criait :

– Halte ! ou je fais feu.

Et, comme le fugitif continuait, il tira, mais de façon à ne pas l’atteindre.

L’homme s’arrêta et déchargea quatre fois son revolver tandis que Paul, courbé en deux, se jetait dans ses jambes et le renversait.