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qué, le major Hermann semblait souffrir mille morts, comme si le crime eût été sa condition de vivre. Les dents grinçaient. Les yeux étaient injectés de sang.

D’une voix distraite, les doigts crispés à l’épaule de son complice, il articula, et, cette fois, en français :

– Karl, on dirait que nous ne pouvons pas les atteindre et qu’un miracle les protège contre nous. Toi, ces jours-ci, tu as raté ton coup trois fois. Au château d’Ornequin, tu en as tué deux autres à leur place. Moi aussi, je l’ai manqué un jour, près de la petite porte du parc. Et c’était dans ce même parc… près de la même chapelle… tu n’as pas oublié… Il y a seize ans… lorsqu’il n’était qu’un enfant, lui, et que tu lui as planté ton couteau en pleine chair… Eh bien, ce jour-là, tu commençais tes maladresses…

L’espion se mit à rire, d’un rire cynique et insolent.

– Que voulez-vous, Excellence ? Je débutais dans la carrière et je n’avais pas votre maîtrise. Voilà un père et son gosse que nous ne connaissions même pas dix minutes auparavant, et qui ne nous avaient rien fait que d’embêter le Kaiser. Moi, la main m’a tremblé, je le confesse. Tandis que vous… Ah ! ce que vous avez expédié le père, vous ! Un petit coup de votre petite main, ouf ! ça y était !

Cette fois ce fut Paul qui, lentement, avec précaution, engagea le canon de son revolver dans une des brèches. Il ne pouvait plus douter, maintenant, après les révélations de Karl, que le major eût tué son père. C’était bien cet être-là ! et son complice d’aujourd’hui, c’était déjà son complice d’autrefois, le subalterne qui avait tenté de le tuer, lui, Paul, tandis que son père expirait.

Bernard, devant le geste de Paul, lui souffla à l’oreille :

– Tu es décidé, hein ? Nous l’abattons ?

– Attends mon signal, murmura Paul, mais ne tire pas sur lui. Tire sur l’espion.

Malgré tout, il pensait au mystère inexplicable des liens qui unissaient le major Hermann à Bernard d’Andeville et à sa sœur Elisabeth, et n’admettait pas que ce fût Bernard qui accomplît l’œuvre de justice. Lui-même il hésitait, comme on hésite devant un acte dont on ne connaît pas toute la portée. Qui était ce bandit ? Quelle personnalité lui attribuer ? Aujourd’hui, major Hermann et chef de l’espionnage allemand ; hier, compagnon de plaisir du prince Conrad, tout-puissant au château d’Ornequin, se déguisant en paysanne et rôdant à travers Corvigny ; jadis assassin, complice de l’empereur, châtelaine d’Ornequin… Parmi toutes ces personnalités, qui toutes n’étaient que les aspects divers d’un seul et même être, quelle était la véritable ?

Éperdument, Paul regardait le major, comme il avait regardé la photographie, et, dans la chambre close, le portrait d’Hermine d’Andeville. Hermann… Hermine… les noms se confondaient en lui.

Et il notait la finesse des mains, blanches et petites ainsi que des mains de femme. Les doigts effilés s’ornaient de bagues aux pierres précieuses. Les pieds aussi, chaussés de bottes, étaient délicats. Le visage, très pâle, n’offrait aucune trace de barbe. Mais toute cette apparence efféminée était démentie par le son rauque d’une voix éraillée, par la lourdeur des mouvements et de la démarche, et par une sorte d’énergie réellement barbare.

Le major plaqua ses deux mains sur sa figure et réfléchit pendant quelques minutes. Karl le considérait avec une certaine pitié et un air de se demander si son maître n’éprouvait pas, au souvenir de crimes commis, un commencement de remords.

Mais le maître, secouant sa torpeur, lui dit – et sa haine seule frissonnait en sa voix à peine perceptible :

– Tant pis pour eux, Karl, tant pis pour tous ceux qui essaient de nous barrer la route. J’ai supprimé le père, et j’ai bien fait. Un jour ce sera le tour du fils… Maintenant… maintenant, il s’agit de la petite.

– Voulez-vous que je m’en charge. Excellence ?

– Non, j’ai besoin de toi ici, et j’ai besoin d’y rester moi-même. Les affaires vont très mal. Mais au début de janvier, j’irai là-bas. Le 10 au matin, je serai à Ebrecourt. Quarante-huit heures après, il faut que ce soit fini. Et ce sera fini, je le jure.

De nouveau il se tut, tandis que l’espion éclatait de rire. Paul s’était baissé pour se mettre à la hauteur de son revolver. Une hésitation plus longue eût été coupable. Tuer le major, ce n’était plus se venger et tuer l’assassin de son père, c’était prévenir un crime nouveau et sauver Elisabeth. Il fallait agir, quelles que pussent être les conséquences de l’acte. Il s’y décida.

– Tu es prêt ? dit-il très bas à Bernard.

– Oui. J’attends ton signal.

Il visa froidement, guettant la seconde propice, et il allait presser la détente, lorsque Karl prononça en allemand :

– Dites donc. Excellence, vous savez ce qui se prépare pour la maison du passeur ?

– Quoi ?

– Tout bonnement une attaque. Cent volontaires des compagnies d’Afrique sont déjà en route par les marais. L’assaut aura lieu dès l’aube. Vous n’avez que le temps d’avertir le quartier général et de vous assurer des précautions qu’ils comptent prendre.

Le major déclara simplement :

– Elles sont prises.

– Que dites-vous. Excellence ?

– Je te dis qu’elles sont prises. J’ai été prévenu par un autre côté, et, comme on tient fortement à la maison du passeur, j’ai téléphoné au commandant du poste qu’on lui enverrait trois cents hommes à cinq heures du matin. Les volontaires d’Afrique donneront dans le piège. Pas un n’en reviendra vivant.