Page:Leblanc - L’Éclat d’obus, 1923.djvu/43

Cette page n’a pas encore été corrigée

même sourire, toi et moi, et aussi qu’en me regardant tes yeux se mouillaient de tendresse. Alors… alors… tu ne me détestes pas, n’est-ce pas ? et j’ai bien rêvé ?

« Ou du moins, si je n’ai pas rêvé en voyant une femme dans ma chambre, je rêvais lorsque cette femme me parut avoir ton visage. Hallucination… délire… À force de regarder ton portrait et de penser à toi, j’ai donné à l’inconnue le visage que je connaissais, et c’est elle, et non pas toi, qui avait cette expression odieuse.

« Et alors je ne boirai pas de cette eau. Ce qu’elle a versé, c’est du poison sans doute… ou peut-être de quoi m’endormir profondément et me livrer au prince… Et je songe à la femme qui se promène parfois avec lui…

« Mais je ne sais rien… Je ne comprends rien… Mes idées tourbillonnent dans mon cerveau épuisé…

«… Bientôt trois heures… J’attends Rosalie. La nuit est calme. Aucun bruit dans le château ni aux alentours.

«… Trois heures sonnent. Ah ! me sauver d’ici !… être libre ! »


X

75 ou 155 ?


Anxieusement, Paul Delroze tourna la page, comme s’il eût espéré que ce projet de fuite pût avoir une issue heureuse, et ce fut pour ainsi dire le choc d’une douleur nouvelle qu’il reçut en lisant les premières lignes écrites, le matin suivant, d’une écriture presque illisible :

« Nous avons été dénoncés, trahis. Vingt hommes nous épiaient… Ils se sont jetés sur nous, comme des brutes… Maintenant je suis enfermée dans le pavillon du parc. À côté, un petit réduit sert de prison à Jérôme et à Rosalie. Ils sont attachés et bâillonnés. Moi, je suis libre, mais il y a des soldats à la porte. Je les entends parler. »

Midi.

« J’ai bien du mal à t’écrire, Paul. À chaque instant le soldat de faction ouvre et me surveille. On ne m’a pas fouillée, de sorte que j’ai conservé les pages de mon journal, et je t’écris vite, par petits bouts, dans l’ombre…

« … Mon journal !… Le trouveras-tu, Paul ? Sauras-tu tout ce qui s’est passé et ce que je suis devenue ? Pourvu qu’ils ne me l’arrachent pas !…

« … Ils m’ont apporté du pain et de l’eau. Je suis toujours séparée de Rosalie et de Jérôme. On ne leur a pas donné à manger. »



Deux heures.

« Rosalie a réussi à se délivrer de son bâillon. Du réduit où elle se trouve, elle me parle à demi-voix. Elle a entendu ce que disaient les soldats allemands qui nous gardent, et j’apprends que le prince Conrad est parti hier soir pour Corvigny, que les Français approchent et que l’on est très inquiet ici. Va-t-on se défendre ? Va-t-on se replier vers la frontière ?… C’est le major Hermann qui a fait manquer notre évasion. Rosalie dit que nous sommes perdus… »

Deux heures et demie.

« Rosalie et moi, nous avons dû nous interrompre. Je viens de lui demander ce qu’elle voulait dire… Pourquoi sommes-nous perdus ?… Elle prétend que le major Hermann est un être diabolique.

« – Oui, diabolique, a-t-elle répété, et comme il a des raisons spéciales pour agir contre vous…

« – Quelles raisons, Rosalie ?

« – Tout à l’heure, je vous expliquerai… Mais soyez sûre que, si le prince Conrad ne revient pas de Corvigny à temps pour nous sauver, le major Hermann en profitera pour nous faire fusiller tous les trois… »

Paul eut un véritable rugissement en voyant ce mot épouvantable tracé par la main de sa pauvre Elisabeth. C’était sur la dernière des pages. Il n’y avait plus, après cela, que quelques phrases écrites au hasard, en travers du papier, visiblement à tâtons. De ces phrases haletantes comme des hoquets d’agonie…

« … Le tocsin… Le vent l’apporte de Corvigny… Qu’est-ce que cela veut dire ?… Les troupes françaises ?… Paul, Paul… tu es peut-être avec elles !…

«… Deux soldats sont entrés en riant :

« – Capout, la dame !… Capout, tous les trois… Major Hermann a dit capout…

« … Seule encore… Nous allons mourir… Mais Rosalie voudrait me parler… Elle n’ose pas… »

Cinq heures.

« … Le canon français… Des obus éclatent autour du château… Ah ! si l’un d’eux pouvait m’atteindre !… J’entends la voix de Rosalie… Qu’a-t-elle à me dire ? Quel secret a-t-elle surpris ?…

« … Ah ! l’horreur ! Ah ! l’ignoble vérité ! Rosalie a parlé. Mon Dieu, je vous en prie, donnez-moi le temps d’écrire… Paul, jamais tu ne pourras supposer… Il faut que tu saches, avant que je meure… Paul… »

Le reste de la page avait été arraché, et les pages suivantes jusqu’à la fin du mois étaient blanches. Elisabeth avait-elle eu le temps et la force de transcrire les révélations de Rosalie ?

C’était là une question que Paul ne se posa même pas. Que lui importaient ces révélations et les ténèbres qui enveloppaient de nouveau et pour toujours une vérité qu’il ne pouvait plus découvrir ? Que lui importaient la vengeance, et le prince Conrad, et le major Hermann, et tous ces sauvages qui martyrisaient et qui tuaient les femmes ? Elisabeth était morte. Il venait pour ainsi dire de la voir mourir sous ses yeux.