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ciers ont renvoyé en Allemagne une partie de leurs bagages. J’ai un grand espoir. Mais, d’un autre côté…

« Ah ! mon Paul chéri, si tu savais la torture de ces visites !… Ce n’est plus l’homme doucereux des premiers jours. Il a jeté le masque… Mais non, mais non, le silence là-dessus… »

Vendredi.

« Tout le village d’Ornequin a été évacué en Allemagne. Ils ne veulent pas qu’il y ait un seul témoin de ce qui s’est passé au cours de l’effroyable nuit que je t’ai racontée. »

Dimanche soir.

« C’est la défaite, le recul loin de Paris. Il me l’a avoué en grinçant de rage et en proférant des menaces contre moi. Je suis l’otage contre lequel on se venge… »

Mardi.

« Paul, si jamais tu le rencontres dans la bataille, tue-le comme un chien. Mais est-ce que ces gens-là se battent ! Ah ! je ne sais plus ce que je dis… Ma tête se perd. Pourquoi suis-je restée dans ce château ? Il fallait m’emmener de force, Paul…

« Paul, sais-tu ce qu’il a imaginé ?… Ah ! le lâche… On a gardé douze habitants d’Ornequin, comme otages, et c’est moi, c’est moi qui suis responsable de leur existence. Comprends-tu l’horreur ? Selon ma conduite, ils vivront ou seront fusillés, un à un… Comment croire une telle infamie ? Veut-il seulement me faire peur ? Ah ! l’ignominie de cette menace ! Quel enfer ! J’aimerais mieux mourir… »

Neuf heures du soir.

«… Mourir ? Mais non, pourquoi mourir ? Rosalie est venue. Son mari s’est concerté avec une des sentinelles qui prendront la garde cette nuit à la petite porte du parc, plus loin que la chapelle.

« À trois heures du matin, Rosalie me réveillera, et nous nous enfuirons jusqu’à de grands bois où Jérôme connaît un refuge inaccessible… Mon Dieu, si nous pouvions réussir ! »

Onze heures du soir.

« Que s’est-il passé ? Pourquoi me suis-je relevée ? Tout cela n’est qu’un cauchemar, j’en suis sûre… et pourtant je tremble de fièvre, et c’est à peine si je puis écrire… Et ce verre d’eau sur ma table ?… Pourquoi est-ce que je n’ose pas boire de cette eau, comme j’ai coutume de le faire aux heures d’insomnie ?

« Ah ! l’abominable cauchemar ! Comment oublierai-je jamais ce que j’ai vu tandis que je dormais ? Car je dormais, j’en suis certaine ; je m’étais couchée pour prendre un peu de repos avant de fuir, et c’est en rêve que j’ai vu ce fantôme de femme ! Un fantôme ?… Mais oui, il n’y a que des fantômes qui franchissent les portes fermées au verrou, et son pas faisait si peu de bruit en glissant sur le parquet que je n’entendais guère que l’imperceptible froissement de sa jupe.

« Que venait-elle faire ? À la lueur de ma veilleuse, je la voyais qui contournait la table et qui avançait vers mon lit, avec précaution, la tête perdue dans les ténèbres. J’eus tellement peur que je refermai les yeux afin qu’elle me crût endormie. Mais la sensation même de sa présence et de son approche grandissait en moi, et je suivais de la façon la plus nette tout ce qu’elle faisait. S’étant penchée sur moi, elle me regarda longtemps, comme si elle ne me connaissait pas et qu’elle eût voulu étudier mon visage. Comment, alors, n’entendit-elle point les battements désordonnés de mon cœur ? Moi, j’entendais le sien et aussi le mouvement régulier de sa respiration. Comme je souffrais ! Qui était cette femme ? Quel était son but ?

« Elle cessa son examen et s’écarta. Pas bien loin. À travers mes paupières, je la devinais courbée près de moi et occupée à quelque besogne silencieuse, et, à la longue, je devins tellement certaine qu’elle ne m’observait plus que je cédai peu à peu à la tentation d’ouvrir les yeux. Je voulais voir, ne fût-ce qu’une seconde, voir sa figure, voir son geste…

« Et je regardai.

« Mon Dieu, par quel miracle ai-je eu la force de retenir le cri qui jaillit de tout mon être ? « 

La femme qui était là et dont je distinguais nettement le visage, éclairé par la veilleuse, c’était… « Oh ! je n’écrirai pas un pareil blasphème ! Cette femme eût été près de moi, agenouillée, priant, et j’aurais aperçu un doux visage qui sourît dans ses larmes, non, je n’aurais pas tremblé devant cette vision inattendue de celle qui est morte. Mais cette expression convulsée, atroce de haine et de méchanceté, sauvage, infernale… aucun spectacle au monde ne pouvait déchaîner en moi plus d’épouvante. Et c’est pour cela peut-être, pour ce qu’un tel spectacle avait d’excessif et de surnaturel, c’est pour cela que je ne criai point et que maintenant je suis presque calme. Au moment où mes yeux regardaient, j’avais déjà compris que j’étais la proie d’un cauchemar.

« Maman, maman, tu n’as jamais eu et tu ne peux pas avoir cette expression-là, n’est-ce pas ? Tu étais bonne, n’est-ce pas ? Tu souriais ? Et si tu vivais encore tu aurais toujours le même air de bonté et de douceur ? Maman chérie, depuis le soir affreux où Paul a reconnu ton portrait, je suis entrée bien souvent dans cette chambre, pour apprendre ton visage de mère, que j’avais oublié – j’étais si jeune quand tu es morte, maman ! – et si je souffrais que le peintre t’eût donné une expression différente de celle que j’aurais voulue, du moins ce n’était pas l’expression méchante et féroce de tout à l’heure. Pourquoi me haïrais-tu ? Je suis ta fille. Père m’a dit souvent que nous avions le