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garde et sa femme… et de la même main… la même, tu entends, Bernard ! Oui, c’est inadmissible, n’est-ce pas ? et ma raison se refuse à l’admettre… Pourtant, c’est la même main qui tient toujours le poignard… celui d’autrefois et celui-ci.

Bernard examina l’arme. Il dit en voyant les quatre lettres :

– Hermann, n’est-ce pas ? major Hermann ?

– Oui, affirma Paul vivement… Est-ce son nom réel et quelle est sa véritable personnalité ? Je l’ignore. Mais l’être qui a commis tous ces crimes est bien celui qui signe de ces quatre lettres : H. E. R. M.

Après avoir donné l’alerte aux hommes de sa section et fait avertir l’aumônier et le médecin-major, Paul résolut de demander un entretien particulier à son colonel et de lui confier toute l’histoire secrète qui pourrait jeter quelque lumière sur l’exécution d’Elisabeth et sur l’assassinat des deux soldats. Mais il apprit que le colonel et son régiment bataillaient au-delà de la frontière, et que la troisième compagnie était appelée en hâte, sauf un détachement qui devait rester au château sous les ordres du sergent Delroze. Paul fit donc l’enquête lui-même avec ses hommes.

Elle ne lui révéla rien. Il fut impossible de recueillir le moindre indice sur la façon dont le meurtrier avait pénétré, d’abord dans l’enceinte du parc, puis dans les ruines, et enfin dans la chambre. Aucun civil n’ayant passé, fallait-il en conclure que l’auteur du double crime était un des soldats de la troisième compagnie ? Évidemment non. Et cependant quelle supposition adopter en dehors de celle-ci ?

Et Paul ne découvrit rien non plus qui le renseignât sur la mort de sa femme et sur l’endroit où on l’avait enterrée. Et cela c’était l’épreuve la plus dure.

Auprès des blessés allemands il se heurta à la même ignorance que chez les prisonniers. Tous ils connaissaient l’exécution d’un homme et de deux femmes, mais tous ils étaient arrivés après cette exécution et après le départ des troupes d’occupation.

Il poussa jusqu’au village d’Ornequin. Peut-être savait-on quelque chose là. Peut-être les habitants avaient-ils entendu parler de la châtelaine, de la vie qu’elle menait au château, de son martyre, de sa mort…

Ornequin était vide. Pas une femme, pas un vieillard. L’ennemi avait dû envoyer les habitants en Allemagne, et sans doute dès le commencement, son but manifeste étant de supprimer tout témoin de ses actes pendant l’occupation et de faire le désert autour du château.

Ainsi Paul consacra trois jours à poursuivre de vaines recherches.

– Et cependant, disait-il à Bernard, Elisabeth n’a pu disparaître entièrement. Si je ne trouve pas sa tombe, ne puis-je pas trouver la moindre trace de son séjour ici ? Elle y a vécu. Elle y a souffert. Un souvenir d’elle me serait si précieux !

Il avait fini par reconstituer l’emplacement exact de la chambre qu’elle habitait, et même, au milieu des décombres, le monceau de pierres et de plâtras qui restait de cette chambre.

Cela était confondu avec les débris des salons, au rez-de-chaussée, sur lesquels avaient dégringolé les plafonds du premier étage, et c’est dans ce chaos, sous le tas des murs pulvérisés et des meubles en miettes, qu’un matin il recueillit un petit miroir brisé, et puis une brosse d’écaille, et puis un canif d’argent, et puis une trousse de ciseaux, tous objets ayant appartenu à Elisabeth.

Mais ce qui le troubla davantage encore, ce fut la découverte d’un gros agenda, où il savait que la jeune femme marquait avant son mariage ses dépenses, la liste des courses ou des visites à faire, et, parfois, des notes plus intimes sur sa vie.

Or, de cet agenda il ne restait que le cartonnage avec la date 1914 et la partie qui concernait les sept premiers mois de l’année. Tous les fascicules des cinq derniers mois avaient été non pas arrachés, mais détachés un à un des ficelles qui les retenaient à la reliure.

Tout de suite, Paul pensa :

« Ils ont été détachés par Elisabeth, et cela sans hâte, à un moment où rien ne la pressait ni ne l’inquiétait, et où elle désirait simplement se servir de ces feuillets pour écrire au jour le jour… Quoi ? quoi, sinon, justement, ces notes plus intimes qu’elle jetait auparavant sur l’agenda, entre un relevé de compte et une recette. Et comme, après mon départ, il n’y a plus eu de comptes et que l’existence n’a plus été pour elle que le drame le plus affreux, c’est sans doute à ces pages disparues qu’elle a confié sa détresse… ses plaintes… peut-être sa révolte contre moi. »

Ce jour-là, en l’absence de Bernard, Paul redoubla d’ardeur. Il fouilla sous toutes les pierres et dans tous les trous. Il souleva les marbres cassés, les lustres tordus, les tapis déchiquetés, les poutres noircies par les flammes. Durant des heures il s’obstina. Il distribua les ruines en secteurs patiemment interrogés tour à tour, et les ruines ne répondant pas à ses questions il refit dans le parc des investigations minutieuses.

Efforts inutiles, et dont Paul sentait l’inutilité. Elisabeth devait tenir beaucoup trop à ces pages pour ne les avoir pas, ou bien détruites, ou bien parfaitement cachées. À moins…

« À moins, se dit-il, qu’on ne les lui ait dérobées. Le major devait exercer sur elle une surveillance continue. Et, en ce cas, qui sait ?… »

Une hypothèse se dessinait dans l’esprit de Paul.

Après avoir découvert le vêtement de la paysanne et le fichu de dentelle noire, il les avait laissés, n’y attachant pas d’autre importance, sur le lit même de la chambre, et il se demandait si le major, la nuit où il avait assassiné les deux soldats, n’était pas venu