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Il murmura :

– On croirait que le feu de l’ennemi se ralentit. Peut-être sont-ils en retraite…

Trois obus qui éclatèrent au bas de la ville, derrière l’église, démentirent cet espoir. Le colonel hocha la tête.

– En retraite ? Pas encore. La place est trop importante pour eux, ils attendent des renforts, et ils ne lâcheront que quand nos régiments entreront dans la danse… ce qui ne saurait tarder.

En effet l’ordre d’avancer fut apporté quelques instants après au colonel. Le régiment suivrait la route et se déploierait dans les plaines situées à droite.

– Allons-y, messieurs, dit-il à ses officiers. La section du sergent Delroze marchera en tête. Sergent, point de direction : le château d’Ornequin. Il y a deux petits raccourcis. Vous les prendrez.

– Bien, mon colonel.

Toute la douleur et toute la rage de Paul s’exaspéraient en un immense besoin d’agir, et lorsqu’il se mit en chemin avec ses hommes, il se sentit des forces inépuisables et le pouvoir de conquérir à lui seul la position ennemie. Il allait de l’un à l’autre avec la hâte infatigable d’un chien de berger qui pousse son troupeau. Il multipliait les conseils et les encouragements.

– Toi, mon brave, tu es un gaillard, je te connais, tu ne flancheras pas… Toi non plus… seulement, tu penses trop à ta peau, et tu grognes, tandis qu’il faut rigoler… Hein, les enfants, on rigole, n’est-ce pas ? Il y a un coup de collier à donner, on le donnera en plein, sans regarder derrière soi, pas vrai ?

Au-dessus d’eux, les obus suivaient leur chemin dans l’espace, sifflant, gémissant, explosant, formant comme une voûte de mitraille et de fer.

– Courbez la tête ! Couchez-vous ! criait Paul.

Lui, il restait debout, indifférent aux projectiles ennemis. Mais avec quelle épouvante il entendait les nôtres, ceux qui venaient de l’arrière, de toutes les collines avoisinantes et qui s’en allaient en avant porter la destruction et la mort. Où tomberait-il, celui-là ? Et celui-ci, où jaillirait la pluie meurtrière de ses balles et de ses éclats ? Plusieurs fois il murmura :

– Elisabeth ! Elisabeth…

La vision de sa femme, blessée, agonisante, l’obsédait. Depuis plusieurs jours déjà, depuis le jour où il avait appris qu’Elisabeth s’était refusé à quitter le château d’Ornequin, il ne pouvait penser à elle sans une émotion que ne contrariait plus jamais un soubresaut de révolte ou un mouvement de colère. Il ne mêlait plus les souvenirs abominables du passé et les réalités charmantes de son amour. Quand il songeait à la mère exécrée, l’image de la fille ne se présentait plus à son esprit. C’étaient deux êtres de race différente et qui n’avaient aucun rapport l’un avec l’autre. Vaillante, risquant sa vie pour obéir à un devoir qu’elle jugeait de valeur plus haute que sa vie, Elisabeth prenait aux yeux de Paul une noblesse singulière. Elle était bien la femme qu’il avait aimée et chérie, et la femme qu’il aimait encore.

Paul s’arrêta. Il s’était aventuré avec ses hommes sur un terrain plus découvert, et probablement repéré, que l’ennemi arrosait de mitraille. Plusieurs soldats furent culbutés.

– Halte ! commanda-t-il, tout le monde à plat ventre.

Il empoigna Bernard.

– Mais couche-toi donc, petit ! Pourquoi t’exposer inutilement ?… Reste là… Ne bouge pas…

Il le maintenait à terre d’un geste amical, lui entourait le cou et lui parlait avec douceur, comme s’il eût voulu manifester au frère toute la tendresse qui lui remontait au cœur pour sa chère Elisabeth. Il oubliait les âpres paroles qu’il avait dites à Bernard la veille au soir, et il lui en disait d’autres toutes différentes où palpitait une affection qu’il avait reniée.

– Ne bouge pas, petit. Vois-tu, je n’aurais pas dû te prendre avec moi et t’emmener, comme cela, dans cette fournaise. Je suis responsable de toi, et je ne veux pas… je ne veux pas que tu sois touché.

Le feu diminua. En rampant, les hommes atteignirent un double rang de peupliers au long desquels ils progressèrent et qui les conduisit en pente douce vers une crête que coupait un chemin creux. Paul, ayant escaladé le talus et dominant ainsi le plateau d’Ornequin, aperçut au loin les ruines du village, l’église écroulée, et, plus à gauche, un chaos de pierres et d’arbres d’où émergeaient quelques pans de mur. C’était le château.

Partout autour, des fermes, des meules, des granges flambaient…

En arrière, les troupes françaises s’éparpillaient de tous côtés. Une batterie était venue s’établir à l’abri d’un bois voisin et tirait sans interruption. Paul voyait là-bas l’éruption des obus au-dessus du château et parmi les ruines.

Incapable de supporter un pareil spectacle, il reprit sa course en tête de sa section. Le canon ennemi avait cessé de tonner, réduit au silence sans doute. Mais quand ils furent à trois kilomètres d’Ornequin, les balles sifflèrent autour d’eux, et Paul avisa au loin un détachement allemand qui se repliait sur Ornequin tout en faisant le coup de feu.

Et toujours les 75 et les Rimailhos grondaient. C’était affreux. Paul saisit Bernard par le bras et prononça d’une voix frémissante :

– S’il m’arrivait malheur, tu dirais à Elisabeth que je lui demande pardon, n’est-ce pas, que je lui demande pardon…

Il avait peur soudain que la destinée ne lui permît pas de revoir sa femme, et il se rendait compte qu’il avait agi envers elle avec une cruauté inexcusable, l’abandonnant comme une coupable pour une faute qu’elle