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– Rien. Aucune nouvelle. De ces trois cents hommes qui avaient pour mission de veiller et d’avertir, on n’a jamais entendu parler, tu entends, jamais. On peut reconstituer la garnison de Corvigny soit avec les soldats qui se sont échappés, soit avec les morts que les habitants ont identifiés et enterrés. Mais les trois cents chasseurs d’Ornequin ont disparu sans laisser l’ombre d’une trace. Ni fugitifs, ni blessés, ni cadavres. Rien.

– C’est incroyable. Tu as interrogé ?…

– Dix personnes hier soir, dix personnes qui, depuis un mois, sans être gênées d’ailleurs par les quelques soldats du Landsturm auxquels fut confiée la garde de Corvigny, ont poursuivi une enquête minutieuse sur tous ces problèmes, et qui n’ont même pas pu établir une hypothèse plausible. Une seule certitude : l’affaire fut préparée de longue date et dans ses moindres détails. Les forts, les coupoles, l’église, la place, avaient été exactement repérés, et les canons de siège disposés d’avance et rigoureusement pointés de façon que les onze obus pussent atteindre les onze objectifs que l’on avait résolu d’atteindre. Voilà. Pour le reste, mystère.

– Et le château d’Ornequin ? Et Elisabeth ?

Paul s’était levé. Les clairons sonnaient l’appel du matin. La canonnade redoublait d’intensité. Ils se dirigèrent tous deux vers la place, et Paul continua :

– Là aussi le mystère est effarant, et peut-être davantage encore. Une des routes transversales qui coupent la plaine entre Corvigny et Ornequin a été désignée par l’ennemi comme une limite que personne, ici, n’a eu le droit de franchir sous peine de mort.

– Donc, pour Elisabeth ?… dit Bernard.

– Je ne sais pas, je ne sais rien de plus. Et c’est terrible, cette ombre de mort qui s’étend sur toutes les choses et sur tous les événements. Il paraît – je n’ai pas pu contrôler la provenance de ce bruit – que le village d’Ornequin, situé près du château, n’existe même plus. Il a été entièrement détruit, mieux que cela, supprimé, et ses quatre cents habitants emmenés en captivité. Et alors…

Paul baissa la voix et dit en frissonnant :

– Et alors qu’ont-ils fait au château ? On le voit, le château. On aperçoit encore de loin ses tourelles, ses murs. Mais derrière ces murs, que s’est-il passé ? Qu’est-il advenu d’Elisabeth ? Voilà bientôt quatre semaines qu’elle vit au milieu de ces brutes, seule, exposée à tous les outrages. La malheureuse !…

Le jour se levait à peine quand ils arrivèrent sur la place. Paul fut mandé par son colonel qui lui transmit les félicitations très chaleureuses du général commandant la division, et lui annonça qu’il était proposé pour la croix et pour le grade de sous-lieutenant, et qu’il avait d’ores et déjà le commandement de sa section.

– C’est tout, ajouta le colonel en riant. À moins que vous n’ayez quelque autre désir ?…

– J’en ai deux, mon colonel.

– Allez-y.

– D’abord que mon beau-frère Bernard d’Andeville, ici présent, soit placé dès maintenant dans ma section comme caporal. Il l’a mérité.

– Convenu. Et ensuite ?

– Ensuite, que tout à l’heure, quand on va nous porter vers la frontière, ma section soit dirigée vers le château d’Ornequin, qui se trouve sur la route même.

– C’est-à-dire qu’elle soit désignée pour l’attaque même du château ?

– Comment, pour l’attaque ? dit Paul avec inquiétude. Mais l’ennemi s’est concentré le long de la frontière, six kilomètres au-delà du château.

– On le croyait hier. En réalité, la concentration a eu lieu au château d’Ornequin, excellente position de défense où l’ennemi s’accroche désespérément en attendant ses renforts. La meilleure preuve c’est qu’il riposte. Tenez, là-bas, à droite, cet obus qui éclate… et plus loin ce shrapnell… deux… trois shrapnells. Ce sont eux qui ont repéré les batteries que nous avons installées sur les hauteurs environnantes et qui les arrosent en conscience. Ils doivent avoir une vingtaine de canons.

– Mais alors, balbutia Paul assailli par une idée atroce, mais alors le tir de nos batteries est dirigé…

– Est dirigé vers eux, cela va sans dire. Voilà une bonne heure que nos 75 bombardent le château d’Ornequin. Paul jeta un cri.

– Que dites-vous, mon colonel ? Le château d’Ornequin est bombardé…

Et, près de lui, Bernard d’Andeville répétait avec angoisse :

– Bombardé, est-ce possible ?

Surpris, l’officier demanda :

– Vous connaissez ce château ? Il vous appartient peut-être ? Oui ? Et vous avez des parents qui l’habitent encore ?

– Ma femme, mon colonel.

Paul était très pâle. Bien qu’il s’efforçât pour maîtriser son émotion, de conserver une immobilité rigide, ses mains tremblaient un peu et son menton se convulsait.

Sur le Grand-Jonas, trois pièces d’artillerie lourde, des Rimailhos, hissés par des tracteurs, se mirent à tonner. Et cela, qui s’ajoutait à l’œuvre tenace des 75, prenait, après les paroles de Paul Delroze, une signification terrible. Le colonel, et autour de lui les officiers qui avaient assisté à l’entretien, gardaient le silence. La situation était de celles où les fatalités de la guerre se déchaînent dans leur tragique horreur, plus fortes que les forces mêmes de la nature, et, comme elles, aveugles, injustes et implacables. Il n’y avait rien à faire. Aucun de ces hommes n’eût songé à intercéder pour que l’action de l’artillerie cessât ou diminuât d’intensité. Et Paul n’y songea pas davantage.