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– Cessez le feu ! ordonna Paul.

Il amena l’auto jusqu’au bout de l’avenue qui descendait à la gare. Attirées par les détonations, les troupes de la gare accouraient. Quelques décharges de mitrailleuses les dispersèrent.

Trois fois, à vive allure, Paul fit le tour de la place afin de surveiller les voies d’accès. De tous côtés l’ennemi fuyait par les routes et par les sentiers qui conduisaient à la frontière. Et de tous côtés aussi les habitants de Corvigny sortaient de leurs maisons et manifestaient leur joie.

– Qu’on relève et qu’on soigne les blessés, commanda Paul. Et qu’on appelle le sonneur de l’église, ou quelqu’un qui sache sonner les cloches. C’est urgent !

Et tout de suite, au vieux sacristain qui se présenta :

– Le tocsin, mon brave, le tocsin à tour de bras ! et quand tu seras fatigué, qu’un camarade te remplace ! Va… Le tocsin, sans une seconde de répit.

C’était le signal dont Paul était convenu avec le lieutenant français et qui devait annoncer à la division la réussite de l’entreprise et la nécessité de la marche en avant.

Il était deux heures. À cinq heures, l’état-major et une brigade prenaient possession de Corvigny, et nos 75 lançaient quelques obus. À dix heures du soir, le reste de la division ayant rejoint, les Allemands étaient chassés du Grand-Jonas et du Petit-Jonas et se concentraient en avant de la frontière. Il fut décidé que dès l’aube on les délogerait.

– Paul, dit Bernard à son beau-frère, avec qui il se retrouva après l’appel du soir, Paul, j’ai à te raconter quelque chose… qui m’intrigue… quelque chose de très louche… tu vas en juger. Tout à l’heure, je me promenais dans une des petites rues qui avoisinent l’église, quand je fus abordé par une femme… une femme dont je n’ai pas tout d’abord distingué les traits ni le costume, car l’obscurité était à peu près complète, mais qui cependant, au bruit de ses sabots sur le pavé, me parut être une paysanne. Elle me dit, et, pour une paysanne, sa façon de s’exprimer me surprit un peu :

« – Mon ami, vous pourriez peut-être me donner un renseignement…

« Et, comme je me mettais à sa disposition, elle commença :

« – Voilà. J’habite un petit village tout près d’ici. Tantôt j’ai su que votre corps d’armée était là. Alors, j’y suis venue, parce que je voudrais voir un soldat qui fait partie de ce corps d’armée. Seulement, je ne sais pas le numéro de son régiment… Oui, il y a eu des changements… ses lettres n’arrivent pas… il n’a pas reçu les miennes sans doute… Oh ! si par hasard vous le connaissiez !… un bon garçon, si brave !

« Je lui répondis :

« – Le hasard peut vous servir en effet, madame. Quel est le nom de ce soldat ?

« – Delroze, le caporal Paul Delroze. »

Paul s’exclama :

– Comment ! Il s’agissait de moi ?

– Il s’agissait de toi, Paul, et la coïncidence me sembla si curieuse que je lui donnai simplement le numéro de ton régiment et celui de ta compagnie, sans lui révéler notre parenté.

« – Ah ! bien, fit-elle, et le régiment est à Corvigny ?

« – Oui, depuis tantôt.

« – Et vous le connaissez, Paul Delroze ?

« – De nom seulement, ai-je répliqué.

« Et vraiment je n’aurais su dire pourquoi je répliquai ainsi et pourquoi, ensuite, je continuai la conversation de manière qu’elle ne devinât pas mon étonnement.

« – II a été nommé sergent et cité à l’ordre du jour, c’est comme cela que j’ai entendu parler de lui. Voulez-vous que je m’enquière et que je vous conduise ?

« – Pas encore, fit-elle, pas encore, j’aurais trop d’émotion.

« Trop d’émotion ? cela me paraissait de plus en plus équivoque. Cette femme qui te recherchait si avidement et qui retardait le moment de te voir !

« Je lui demandai :

« – Vous vous intéressez beaucoup à lui ?

« – Oui, beaucoup.

« – II est de votre famille, peut-être ?

« – C’est mon fils.

« – Votre fils !

« Sûrement, jusqu’ici, elle n’avait pas soupçonné une seconde que je lui faisais subir un interrogatoire. Mais ma stupeur fut telle qu’elle recula dans l’ombre comme pour se mettre en état de défensive.

« J’avais glissé la main dans ma poche et saisi la petite lanterne électrique que je porte toujours sur moi. J’appuyai sur le ressort et je lui jetai la lumière en plein visage, tout en m’avançant vers elle. Mon geste la déconcerta et elle demeura quelques secondes immobile. Puis violemment elle rabattit un fichu qui lui couvrait la tête, et, avec une vigueur imprévue, elle me frappa le bras de telle sorte que je lâchai ma lanterne. Et ce fut le silence immédiat, absolu. Où était-elle ? Devant moi ? À droite ? À gauche ? Comment se pouvait-il qu’aucun bruit ne me révélât sa présence ou son départ. L’explication m’en fut donnée lorsque, après avoir retrouvé et rallumé ma lanterne électrique, j’aperçus à terre ses deux sabots qu’elle avait laissés pour prendre la fuite. Depuis, je l’ai cherchée, mais vainement. Elle a disparu. »

Paul avait écouté le récit de son beau-frère avec une attention croissante. Il lui demanda :

– Alors tu as vu sa figure ?

– Oh ! très distinctement. Une figure énergique… des sourcils et des cheveux noirs… un air de méchanceté… Quant aux vêtements, une tenue de paysanne, mais trop propre et trop arrangée, et qui sentait le déguisement.

– Quel âge environ ?

– Quarante ans.