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ment de Paul, lâché comme une meute, mordait sans répit la bête fauve. Elle semblait plus hargneuse et plus redoutable à mesure qu’elle approchait de la frontière, et l’on fonçait encore sur elle dans l’espoir fou de lui donner le coup de grâce. Et un jour, sur le poteau qui marquait l’embranchement de deux routes, Paul lut :

Corvigny, 14 km. Ornequin, 31 km 400. La frontière, 38 km 300.

Corvigny, Ornequin ! Avec quelle émotion de tout son être il lut ces syllabes imprévues ! D’ordinaire, absorbé par l’ardeur de la lutte et par tant de soucis divers, il prêtait peu d’attention aux noms des localités traversées, et le hasard seul les lui apprenait. Et voilà que tout à coup il se trouvait à si peu de distance du château d’Ornequin ! Corvigny, 14 kilomètres… Était-ce vers Corvigny que se dirigeaient la troupe française, vers la petite place forte que les Allemands avaient enlevée d’assaut et occupée dans de si étranges conditions ?

Ce jour-là on se battait depuis l’aube contre un ennemi qui semblait résister plus mollement. Paul à la tête d’une escouade, avait été envoyé par son capitaine jusqu’au village de Bléville avec ordre d’y entrer si l’ennemi s’en était retiré, mais de ne pas pousser plus avant. Et c’est après les dernières maisons de ce village qu’il aperçut le poteau indicateur.

Il était alors assez inquiet. Un taube venait de survoler le pays. Une embûche était possible.

– Retournons au village, dit-il. On va s’y barricader en attendant.

Mais un bruit soudain crépita derrière une colline boisée qui coupait la route du côté de Corvigny, un bruit de plus en plus net, et dans lequel Paul, au bout d’un instant, reconnut le ronflement énorme d’une auto, sans doute d’une automitrailleuse.

– Fourrez-vous dans le fossé, cria-t-il à ses hommes. Cachez-vous dans les meules. La baïonnette au canon. Et que personne ne bouge !

Il avait compris le danger, cette auto traversant le village, fonçant au milieu de la compagnie, semant la panique et se défilant ensuite par quelque autre chemin.

Rapidement, il escalada le tronc crevassé d’un vieux chêne et s’installa parmi les branches, à une hauteur qui surplombait la route de quelques mètres. Presque aussitôt, l’auto apparut. C’était bien une auto blindée, formidable et monstrueuse sous sa carapace, mais d’un modèle assez ancien qui laissait voir, au-dessus des plaques d’acier, le casque et la tête des hommes.

Elle avançait à toute allure, prête à bondir en cas d’alerte. Les hommes courbaient le dos. Paul en compta une demi-douzaine. Deux canons de mitrailleuses dépassaient.

Il épaula son fusil et visa le conducteur, un gros Germain dont la figure écarlate semblait teintée de sang. Puis, posément, à l’instant propice, il tira.

– Chargez, les gars ! cria-t-il en dégringolant de son arbre.

Mais il ne fut même pas besoin de donner l’assaut. Le conducteur, frappé à la poitrine, avait encore eu la présence d’esprit de freiner et d’arrêter sa voiture. Se voyant cernés, les Allemands levèrent les bras.

– Kamerad ! Kamerad !

Et l’un d’eux, sautant de l’auto après avoir jeté ses armes, se précipita vers Paul :

– Alsacien, sergent ! Alsacien de Strasbourg ! Ah ! sergent, il y a assez de jours que je le guette, ce moment-là !

Tandis que ses hommes conduisaient les prisonniers dans le village, Paul, en toute hâte, interrogea l’Alsacien :

– D’où vient l’auto ?

– De Corvigny.

– Du monde à Corvigny ?

– Très peu. Une arrière-garde de deux cent cinquante Badois, tout au plus.

– Et dans les forts ?

– À peu près autant. On n’avait pas cru nécessaire de réparer les tourelles et l’on est pris à l’improviste. Vont-ils essayer de se maintenir ou se replier vers la frontière ? Ils hésitent, c’est pourquoi on nous a envoyés en reconnaissance.

– Alors, nous pouvons marcher ?

– Oui, mais tout de suite, sans quoi ils reçoivent des renforts importants, deux divisions.

– Qui seront là ?

– Demain. Elles doivent traverser la frontière demain, vers midi.

– Cré nom ! il n’y a pas de temps à perdre, dit Paul.

Tout en examinant l’automitrailleuse et en faisant désarmer et fouiller les prisonniers, Paul réfléchissait aux mesures à prendre, lorsqu’un de ses hommes, resté dans le village, vint lui annoncer l’arrivée d’un détachement français. Un lieutenant le commandait.

Paul se hâta de mettre cet officier au courant. Les événements nécessitaient une action immédiate. Il s’offrit à partir à la découverte dans l’auto même que l’on avait capturée.

– Soit, dit l’officier ; moi, j’occupe le village et je m’arrange pour que la division soit prévenue le plus tôt possible.

L’automobile fila dans la direction de Corvigny. Huit hommes s’y étaient entassés. Deux d’entre eux, spécialement chargés des mitrailleuses, en étudiaient le mécanisme. Le prisonnier alsacien, debout afin qu’on pût bien voir de partout son casque et son uniforme, surveillait l’horizon.

Tout cela fut décidé et exécuté en l’espace de quelques minutes, sans discussion et sans que l’on s’arrêtât aux détails de l’entreprise.

– À la grâce de Dieu ! s’exclama Paul lorsqu’il fut au volant. Vous êtes prêts à mener l’aventure jusqu’au bout, mes amis ?

– Et même au-delà, sergent, fit auprès de lui une voix qu’il reconnut.