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saut, alors qu’on attendait de cette place forte une défense d’au moins quelques jours, qui eût donné plus d’énergie à nos opérations sur le flanc gauche des Allemands.

Ainsi Corvigny avait succombé, et le château d’Ornequin, abandonné sans doute, comme Paul lui-même le désirait, par Jérôme et par Rosalie, était maintenant détruit, pillé, saccagé, avec ce raffinement et cette méthode que les barbares apportaient dans leur œuvre de dévastation. Et, de ce côté encore, les hordes furieuses se précipitaient.

Journées sinistres de la fin d’août, les plus tragiques peut-être que la France ait jamais vécues. Paris menacé. Douze départements envahis. Le vent de la mort soufflait sur l’héroïque nation.

C’est au matin d’une de ces journées que Paul entendit derrière lui, dans un groupe de jeunes soldats, une voix joyeuse qui l’interpellait.

– Paul ! Paul ! Enfin, je suis arrivé à ce que je voulais ! Quel bonheur !

Ces jeunes soldats, c’étaient des engagés volontaires, versés dans le régiment, et parmi eux, Paul reconnut aussitôt le frère d’Elisabeth, Bernard d’Andeville.

Il n’eut pas le temps de réfléchir à l’attitude qu’il lui fallait prendre. Son premier mouvement eût été de se détourner, mais Bernard lui avait saisi les deux mains et les serrait avec une gentillesse et une affection qui montraient que le jeune homme ne savait rien encore de la rupture survenue entre Paul et sa femme.

– Mais oui, Paul, c’est moi, déclara-t-il gaiement. Je peux te tutoyer, n’est-ce pas ? Oui, c’est moi, et ça t’épate, hein ? Tu imagines une rencontre providentielle, un hasard comme on n’en voit pas ? Les deux beaux-frères réunis dans le même régiment !… Eh bien, non, c’est à ma demande expresse. « Je m’engage, ai-je dit, ou à peu près, aux autorités, je m’engage comme c’est mon devoir et mon plaisir. Mais, à titre d’athlète plus que complet et de lauréat de toutes les sociétés de gymnastique et de préparation militaire, je désire qu’on m’envoie illico sur le front et dans le régiment de mon beau-frère, le caporal Paul Delroze. » Et comme on ne pouvait pas se passer de mes services, on m’a expédié ici… Et alors, quoi ? Tu ne semblés pas transporté ?

Paul écoutait à peine. Il se disait : « Voilà le fils d’Hermine d’Andeville. Celui qui me touche est le fils de la femme qui a tué… » Mais la figure de Bernard exprimait une telle franchise et tant d’allégresse ingénue, qu’il articula :

– Si, si… Seulement tu es si jeune !

– Moi ? Je suis très vieux. Dix-sept ans le jour de mon engagement.

– Mais ton père ?

– Papa m’a donné son autorisation. Sans quoi, d’ailleurs, je ne lui aurais pas donné la mienne.

– Comment ?

– Mais oui, il s’est engagé.

– Ton père s’est engagé… À son âge ?…

– Comment ? mais il est très jeune. Cinquante ans le jour de son engagement ! On l’a versé comme interprète dans l’état-major anglais. Toute la famille sous les armes, tu vois… Ah ! j’oubliais, j’ai une lettre d’Elisabeth pour toi.

Paul tressaillit. Il n’avait pas voulu jusqu’ici interroger son beau-frère sur la jeune femme. Il murmura, en prenant la lettre :

– Ah ! elle t’a remis cela…

– Mais non, elle nous l’a envoyée d’Ornequin.

– D’Ornequin ? Mais c’est impossible ! Elisabeth est partie le soir même de la mobilisation. Elle allait à Chaumont, chez sa tante.

– Pas du tout. J’ai été dire adieu à notre tante : elle n’avait aucune nouvelle d’Elisabeth depuis le début de la guerre. D’ailleurs, regarde l’enveloppe. « Paul Delroze, aux soins de M. d’Andeville, à Paris »… Et c’est timbré d’Ornequin et de Corvigny.

Après avoir regardé, Paul balbutia :

– Oui, tu as raison, et la date est visible sur le cachet de la poste : « 18 août ». Le 18 août… Et Corvigny est tombé au pouvoir des Allemands le 20 août, le surlendemain. Donc Elisabeth était encore là.

– Mais non, mais non, s’écria Bernard. Elisabeth n’est pas une enfant. Tu comprends bien qu’elle n’aura pas attendu les Boches, à dix pas de la frontière ! Au premier coup de feu de ce côté-là, elle a dû quitter le château. Et c’est cela qu’elle t’annonce. Lis donc sa lettre, Paul.

Paul ne doutait pas, au contraire, de ce qu’il allait apprendre en lisant cette lettre, et c’est avec un frisson qu’il en déchira l’enveloppe. Elisabeth avait écrit :

« Paul,

« Je ne puis me décider à partir d’Ornequin. Un devoir m’y retient, auquel je ne faillirai pas, celui de délivrer le souvenir de ma mère. Comprenez-moi bien, Paul : ma mère demeure pour moi l’être le plus pur. Celle qui m’a bercée dans ses bras, celle à qui mon père a gardé tout son amour, ne peut même pas être soupçonnée. Mais vous l’accusez, vous, et c’est contre vous que je veux la défendre. « Les preuves, dont je n’ai pas besoin pour croire, je les trouverai pour vous forcer à croire. Et, ces preuves, il me semble que je ne les trouverai qu’ici. Je resterai donc. « Jérôme et Rosalie restent également, bien que l’on annonce rapproche de l’ennemi. Ce sont de braves cœurs, et vous n’avez donc rien à craindre, puisque je ne serai pas seule. « Elisabeth Delroze. »

Paul replia la lettre. Il était très pâle.

Bernard lui demanda :

– Elle n’est plus là-bas, n’est-ce pas ?

– Si, elle y est.