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– Mais oui, monsieur. M. le comte allait presque tous les après-midi en voiture jusqu’à Corvigny, ou du côté de la vallée, mais Mme la comtesse ne sortait pas du parc ou des bois.

Paul savait ce qu’il voulait savoir. Indifférent à ce que pourraient penser Jérôme et sa femme, il ne prit pas la peine de donner un prétexte à cette étrange série de demandes, sans rapport apparent les unes avec les autres. Il quitta le pavillon.

Quelle que fût sa hâte d’aller jusqu’au bout de son enquête, il remit à plus tard les investigations qu’il voulait faire en dehors du parc. On eût dit qu’il redoutait de se trouver en face de cette preuve dernière, bien inutile cependant après toutes celles que le hasard lui avait fournies.

Il retourna donc au château, puis, quand ce fut l’heure du déjeuner, il résolut d’accepter cette rencontre inévitable avec Elisabeth.

Mais la femme de chambre le rejoignit au salon et lui annonça que madame s’excusait auprès de lui. Un peu souffrante, elle demandait la permission de manger chez elle. Il comprit qu’elle voulait le laisser entièrement libre, refusant pour sa part de le supplier en faveur d’une mère qu’elle respectait et, en fin de compte, se soumettant d’avance aux décisions de son mari.

Il eut alors, à déjeuner seul, sous les yeux des gens qui le servaient, la sensation profonde que sa vie était perdue et qu’Elisabeth et lui, au jour même de leur mariage, devenaient, par suite de circonstances dont ils n’étaient ni l’un ni l’autre responsables, des ennemis que rien au monde ne pouvait plus rapprocher l’un de l’autre. Il n’avait, certes, point de haine contre elle et ne lui reprochait pas le crime de sa mère, mais inconsciemment il lui en voulait, comme d’une faute, d’être la fille de cette mère.

Durant deux heures, après le repas, il resta enfermé dans la chambre du portrait, tragique entrevue qu’il voulait avoir avec la meurtrière, pour s’emplir les yeux de l’image maudite et pour donner à ses souvenirs une force nouvelle.

Il examina les moindres détails. Il étudia le camée, le cygne aux ailes déployées qui s’y trouvait représenté, les ciselures du serpent d’or qui servait de cadre, l’écartement des rubis, et aussi le mouvement de la dentelle autour des épaules, et aussi la forme de la bouche, et la nuance des cheveux et le dessin du visage.

C’était bien la femme qu’il avait vue, un soir de septembre. Dans un coin du tableau, il y avait la signature du peintre et, en dessous, un cartouche : Portrait de la comtesse H. Sans doute, le tableau avait-il été exposé, et l’on s’était contenté de cette désignation discrète : comtesse Hermine.

« Allons, se dit. Paul, encore quelques minutes et tout ce passé ressuscitera. J’ai retrouvé la coupable, il n’y a plus qu’à retrouver le lieu du crime. Si la chapelle est bien là, dans les bois, la vérité sera complète. »

Il marcha résolument vers cette vérité. Il la redoutait moins puisqu’il ne pouvait plus se dérober à son étreinte. Et, cependant, comme son cœur battait à grands coups douloureux, et combien l’impression lui était affreuse, de faire ce chemin qui conduisait à celui que suivait son père seize ans auparavant !

Un geste vague de Jérôme lui avait enseigné la direction. Il traversa le parc, du côté de la frontière, en obliquant sur sa gauche, et passa près d’un pavillon. À l’entrée des bois s’ouvrait une longue allée de sapins dans laquelle il s’engagea et qui, cinq cents pas plus loin, se divisait en trois allées plus étroites. Deux d’entre elles, qu’il explora, aboutissaient à des fourrés inextricables. La troisième menait au sommet d’un tertre, d’où il redescendit, encore à sa gauche, par une autre allée de sapins.

Et, en choisissant celle-ci, Paul se rendit compte que le motif de son choix était précisément que cette allée de sapins éveillait en lui, il n’aurait su dire par quelles similitudes de forme et de disposition, des réminiscences qui guidaient ses pas.

Droite d’abord assez longtemps, l’allée fit un coude brusque dans une futaie de grands hêtres, dont les dômes de feuillage se rejoignaient ; puis elle se redressa et, au bout de la voûte obscure sous quoi elle cheminait, Paul aperçut cet épanouissement de lumière qui indique l’ouverture d’un rond-point.

En vérité, l’angoisse lui brisa les jambes et il dut faire un effort pour avancer. Était-ce la clairière où son père avait reçu le coup mortel ? À mesure que son regard découvrait un peu plus de l’espace lumineux, il se sentait envahi d’une conviction plus profonde. Comme dans la chambre du portrait, le passé reprenait en lui et devant lui la figure même de la réalité !

C’était la même clairière, entourée d’un cercle d’arbres qui offraient le même tableau, et recouverte d’un tapis d’herbes et de mousse que les mêmes sentiers divisaient en secteurs analogues. C’était une même portion du ciel que découpait la masse capricieuse des frondaisons. Et c’était, là, sur sa gauche, veillée par deux ifs que Paul reconnut, c’était la chapelle.

La chapelle ! La petite, et vieille, et massive chapelle dont les lignes avaient creusé comme des sillons dans le cerveau du jeune homme ! Des arbres grandissent, s’élargissent et changent de forme. L’apparence d’une clairière se modifie. Les chemins s’y entrelacent de façon différente. On peut se tromper. Mais cela, un édifice de granit et de ciment, cela est immuable. Il faut des siècles pour lui donner telle couleur d’un gris verdâtre qui est la marque du temps sur la pierre, et cette patine qui ne s’altère plus jamais.

La chapelle qui se dressait là, avec son fronton creusé d’une rosace aux vitraux poussiéreux, était bien celle où l’empereur