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L’ENTHOUSIASME

nous nous retrouvions avec plaisir, nos natures diverses, composées de tendances et d’intérêts si contraires, reposant sur un même fond de bonté. C’est la meilleure base de l’entente, lorsque le conflit des passions ne réclame pas encore le secours de l’intelligence. On causait gaiement, on respirait un air de paix et de liberté.

Que dirai-je de Philippe ? Il était petit et d’aspect lourd, plutôt brusque de manières, peu expansif et peu aimable, somme toute uniquement soucieux de ses affaires. Pour lui le monde commençait aux usines de Bellefeuille et se terminait aux magasins de dépôt de Saint-Jore. Ses méditations étaient celles d’un patron qui se lève et se couche aux heures de ses ouvriers, et ses idées analogues à celles de grand-père et de notre entourage. Il témoignait à sa femme beaucoup d’affection, à ma mère une grande déférence, et m’honorait d’une sympathie que je lui rendais, ayant été élevé dans le juste respect de ces travailleurs honnêtes, consciencieux et infatigables. Puis, malgré ma jalousie et d’obscures révoltes, le titre de mari le parait d’un prestige que je subissais involontairement. Philippe était le maître de celle que j’aimais, et je ne songeais guère à la lui disputer.

Qui n’eussé-je pas aimé d’ailleurs, étant si heureux ?

— Je le suis tellement, disais-je à Geneviève, qu’il n’y a pas de place en moi pour tout ce bonheur, il en reste en dehors qui attend pour entrer…