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L’ENTHOUSIASME

comme je ne l’avais jamais regardé. Oh ! ces tempes flétries ! Chacune des rides qui les sillonnaient, c’était moi qui l’avais creusée, de même que telle exigence de ma passion avait décoloré ces cheveux, plissé ces paupières et voûté ces épaules. Mon pauvre Philippe ! Toute l’histoire de mon bonheur était inscrite sur son visage en blessures et en tristesses. Et je me rendis compte qu’il y avait là, sous mes yeux, un homme que je martyrisais depuis des années et dont l’existence dépendait de la mienne, que cet homme en outre était un ami de ma mère, un témoin de mon enfance, et qu’il était, révélation imprévue, bon, tolérant, capable de noblesse, soumis à des idées de reconnaissance et de dévouement. Et puis, pour avoir droit à mes égards, ne suffisait-il point qu’il fût un de mes semblables ?

Sur la grand’route les jeunes, les forts, les audacieux, les enthousiastes, marchent en riant et en chantant, les yeux levés au ciel ou ravis par la beauté des spectacles. Le chemin est libre, l’horizon désert. Et ils ne voient point ceux qu’entraîne leur course impétueuse, et qui chancellent à leur suite comme s’il ne restait plus d’air à respirer ni de lumière pour se diriger. C’est le cortège inévitable, la troupe d’esclaves et de rois enchaînés qui suivait le char du triomphe. Le bonheur est une conquête. Il ne s’établit point sans quelque injustice, sans abus ni violence, ou du moins sans empiétement. Soyons donc attentifs en notre félicité. Plus