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L’ENTHOUSIASME

rien de plus triste que cet amour sans intimité, sans repos, sans halte, sans rêveries communes ? Quand je rencontre un couple qui se promène ouvertement, les bras autour de la taille, un couple d’ouvriers ou de paysans qui montrent leur affection ou leur désir comme une chose toute naturelle, tu ne sais pas la peine que j’endure. J’envie les petits ménages bourgeois du dimanche, qui poussent devant eux une voiture d’enfant. Ils ne s’aiment pas comme nous, mais ils vivent ensemble, et c’est cela qui est bon… Songe à cet avenir, ma chérie, vivre ensemble, manger, lire, dormir, voyager ensemble, nous voir autant que nous le voudrions, ne pas se cacher, ne pas mentir, ne pas trembler, marcher dans la rue l’un près de l’autre, entrer dans des magasins, jouir du même soleil, se chauffer au même feu… tout cela est possible… tu n’as qu’à vouloir…

Par moments j’avais l’impression de prononcer des mots qui germaient devant moi comme des graines miraculeuses, et, à d’autres, des mots inutiles qui ne parvenaient même pas à son oreille. Oh ! ce visage fermé ! mon destin était là, inscrit derrière ce front impassible. J’y frappai du doigt, nerveusement.

— Ce que je dis n’entre pas en toi… tu ne nous vois pas habitant la même maison, travaillant sous la même lampe, admirant les mêmes paysages, ayant les mêmes chagrins, les mêmes plaisirs, les mêmes habitudes, une existence réglée par la même horloge, une âme soumise aux mêmes