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L’ENTHOUSIASME

— C’est ta bonne qui te conduit à ta leçon de chant aujourd’hui ? Eh bien, si le hasard veut que tu rencontres Mme Darzas, tu lui diras que je n’ai pas le livre qu’elle me demande… ou plutôt, non… je vais lui écrire, ce sera plus commode… tiens…

Le hasard se présentait fatalement, Claire allant de ce pas chez Mme Darzas, et l’après-midi Geneviève, stimulée par mes reproches, venait. Que restait-il alors des scrupules qui m’avaient importuné le matin ?

Oh ! les rendez-vous de la rue des Arbustes ! ils illuminent mon existence comme des phares dont les rayons fouilleraient le passé et l’avenir. La vie semble souvent obscure ainsi qu’un ciel d’hiver à qui regarde en soi : moi, je ferme les yeux, et j’y vois dans ma vie comme en plein jour. Cela forme une grande lueur unie et sereine, où s’évanouit l’ombre de mes chagrins et où se fond même l’éclat de chacune des joies spéciales qui la composent. Aucun souvenir ne brille à part. Je ne pourrais distinguer tel rendez-vous de tel autre et dire : « Cette fois-là il nous advint ceci… Geneviève s’exprima de la sorte… » En réalité ce fut toujours la même chose. Le charme du bonheur est peut-être son uniformité. La seule récompense que promette le paradis, c’est de contempler Dieu indéfiniment. Ainsi, depuis l’instant où Geneviève se présentait au seuil de la porte jusqu’à son dernier baiser, je me perdais dans une extase monotone et divine. Je sais bien que j’ouvrais moi-même les plis de son corsage pour déli-