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L’ENTHOUSIASME

maîtresse, et elle ne le sera jamais. D’ailleurs comment pourrait-elle le devenir ? Il n’y a pas que ta mère et que Philippe et que le monde qui vous séparent, il y a Geneviève elle-même, Geneviève qui n’ose pas, je le sais… et puis il y a moi aussi, moi qui l’entretiens dans sa peur et qui lui rapporte tous les potins…

— Comme vous êtes méchante !

Elle affirma d’une voix haineuse :

— Tu ne seras pas l’amant de Geneviève, je ne veux pas qu’elle ait d’amant.

— Vous n’en avez donc jamais eu, vous, m’écriai-je, vous n’avez donc jamais aimé ?

— Non, dit-elle, je n’ai pas aimé.

— Eh bien, et moi ?

— Toi, toi, je t’ai pris justement parce que je n’avais eu personne… j’ai voulu une fois… avant d’être vieille… Je me suis avisée tout à coup que ma vie avait été hargneuse, oui, hargneuse, sèche… c’est comme s’il y avait eu autour de moi des épines qui piquaient les gens… Ah ! ma vie… tu ne t’imagines pas…

Je ne l’écoutai plus. Elle me fit, j’en suis sûr et je le sentais en entendant le bruit saccadé de ses paroles, elle me fit d’étranges aveux. J’ai gardé, comme un souvenir de rêve, l’impression confuse d’une de ces existences à relief puissant et à passions vigoureuses qui fermentent sous la couche d’hypocrisies et de lâchetés dont la province accable les individus. La haine, l’amour, l’envie, le dévoue-