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L’ENTHOUSIASME

que tournant voisin. Ici, d’un trottoir à l’autre, elle m’a souri. Là, elle a feint de ne pas me voir. En cette impasse obscure, nous avons réussi à nous rejoindre. Sous ce porche, j’ai pleuré.

Comme mon cœur battait ! Les sensations d’autrefois accouraient vers moi comme des enfants retrouvés. Peut-être les plus belles m’ont-elles attristé davantage. Il y a plus de mélancolie à se souvenir de son bonheur que de sa peine. Mais que cette mélancolie est douce !

Voici la ville haute, ramassis de bicoques entassées sur la colline primitive, dans un dédale de ruelles abruptes. Quelques vestiges de château, quelques pans du mur d’enceinte qui fermait la boucle de l’Orne, c’est tout ce que Saint-Jore a gardé de son âpre passé de petite place forte. Sur la rive opposée, voici la ville moderne, banale et régulière. Une série de circonstances en fit, au cours du siècle, le centre industriel de la région, d’autres en arrêtèrent l’essor, les familles enrichies perdirent l’esprit d’initiative, l’activité se ralentit. En dépit de ses trente mille habitants, on dirait une cité morte.

Rien n’a changé depuis mon départ. Même résistance au progrès, même engourdissement. Un peu plus de silence sous les arcades de la grand’place, un peu plus d’herbe entre les pavés des rues secondaires, et, sans doute, guère moins d’intolérance au fond des âmes. Les gens ont les mêmes airs d’ennui résigné ou de satisfaction niaise. On ne