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Dès lors, il calcula que l’événement libérateur coïnciderait avec le déclin de sa vie, et qu’ainsi ses meilleures années s’en iraient en espoirs stériles. Ardemment, il souhaita la mort de son père. Ce vœu ne l’effarouchait point, ne heurtant aucun sentiment sympathique et ne s’attaquant à nul souvenir d’affection mutuelle. Des yeux de l’un, pas une larme ne jaillirait au trépas de l’autre.

Chaque matin, il l’observa. Peut-être une ride nouvelle balafrait ses joues plissées, peut-être l’œuvre du temps marquait cette peau de quelque symptôme menaçant ? Hélas ! le vieux semblait inaltérable. Sa face impassible ne bougeait pas.

Il escompta l’affaiblissement du cerveau. Les moindres phrases de M. Hélienne étaient accueillies par une approbation indulgente. « Oh ! oh ! notait le fils, la petite flamme vacille ». Et il enregistrait les redites, les bévues, les hésitations, les défauts de mémoire.

Cette critique âpre, exercée sur toutes les paroles et sur tous les gestes, aboutissait à des accès de rage. Que faisait cet être ici-bas ? À quoi lui servait de vivre ? Quel avantage retirait-il de sa fortune ? Il n’avait ni la bonté qui conseille aux riches de secourir les disgraciés, ni l’intelligence qui les élève au-dessus d’autrui, ni l’adresse qui leur permet de goûter aux raffinements les plus divers. Il n’était qu’un obstacle entre Marc et son but. Par moments le jeune homme, en hallucination, se l’imaginait sans souffle, sans mouvement, sans voix, sans aucun des attributs vitaux, simplement une barrière, une borne plantée devant lui en travers de l’unique chemin qui menait au bonheur.