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c’était dix années perdues, les plus belles et les plus profitables. L’époque s’achevait de sa jeunesse et de son efflorescence, l’époque où l’homme se forme, où son esprit se multiplie, où il observe, s’assimile les pages des grands hommes, compare les systèmes, se détermine en faveur de l’un d’eux, établit sa conduite future sur les croyances, les règles et les principes que son jugement a décrétés préférables aux autres.

Comment, lui, avait-il utilisé les énergies peu communes de son cerveau ? Par rapport au gamin de dix-huit ans, l’homme de vingt-huit montrait-il quelque supériorité ? Les dons intérieurs subsistaient : n’auraient-ils pas dû se décupler en ce long espace de temps ?

— Quand je serai riche, le mal se réparera.

Quand il serait riche ! Il s’étonna du retour constant de cette phrase. Que de fois elle l’avait hanté, aux plus mauvais moments de sa détresse ! N’était-ce point-là le miracle qu’il escomptait ? et sa résignation ne reposait-elle pas sur cette possibilité de fortune, sur cette certitude de salut prochain ? Un jour, il serait riche, et ses facultés s’épanouiraient et il choisirait entre les routes ouvertes devant lui, et sa personnalité se dégagerait enfin, complète et libre.

Mais ce miracle, qui l’accomplirait ? Il reconnut que bien souvent, à son insu, il avait examiné cette question, si souvent qu’elle devait être déjà résolue en quelque coin mystérieux de son esprit. Il eut peur de la logique impitoyable des raisonnements qu’il attachait malgré lui les uns aux autres. Et cependant il se disait, courbé une fois de plus sous la dénomination d’une pensée :

— En dehors de la douleur physique,