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Durant deux cents ans, la nature avait poursuivi son œuvre lente et ininterrompue, bâtissant des murailles et des murailles toujours plus épaisses autour de la petite prison choisie avec tant d’intelligence et de subtilité. Durant deux cents ans, des générations et des générations avaient passé près du trésor fabuleux, le cherchant peut-être en vertu d’une légende confuse. Et voilà que l’arrière-petite-fille du bonhomme, ayant découvert l’indéchiffrable secret, et pénétré jusqu’au plus mystérieux et au plus ténébreux des écrins, leur offrait des pierres précieuses que leur aïeul avait rapportées des Indes.

— Gardez-les, dit-elle. Trois des familles issues de trois fils du marquis ont vécu hors de France. C’est leur part. Les descendants français du quatrième se partageront le quatrième diamant.

Le comte Octave se montra fort surpris.

Il demanda :

— Que dites-vous ?

— Je dis que nous sommes trois héritiers français, vous, Raoul et moi, que chaque diamant, selon l’estimation du joaillier, vaut plusieurs millions, et que nos droits, à tous trois, sont égaux.

— Les miens sont nuls, déclara le comte Octave.

— Comment ! dit-elle. Nous sommes solidaires les uns des autres. Un pacte, une promesse de partage, vous unissait à mon père et au père de Raoul.

— Pacte périmé ! s’écria Raoul Davernoie, à son tour. Pour ma part, je n’accepte rien. Le testament ne laisse point de place aux discussions. Quatre médailles, quatre diamants. Nos trois cousins et vous, Dorothée, vous êtes seuls qualifiés pour recueillir les richesses du marquis.

Elle protesta vivement :

— Mais vous aussi, Raoul. Vous aussi ! Nous avons combattu ensemble ! Votre grand-père était un descendant direct du marquis ! Il possédait le talisman de la médaille !

— Cette médaille n’avait pas la moindre valeur.

— Comment le savez-vous ? Vous ne l’avez jamais eue entre les mains.

— Si.

— Impossible. Il n’y avait rien dans le disque que j’ai repêché devant vous. C’était simplement un appât pour attirer d’Estreicher. Alors ?

— Alors, quand mon grand-père est revenu du voyage à la pointe de Périac où vous l’avez rencontré avec Juliette Azire, je l’ai trouvé un jour qui pleurait dans le verger. Il regardait une médaille d’or, qu’il me laissa prendre et examiner. Elle portait toutes les indications que vous avez détaillées. Mais les deux faces étaient barrées d’une croix qui, évidemment, comme je vous le disais, Dorothée, lui enlevait toute valeur.

La jeune fille semblait très étonnée de cette révélation, et elle répondit d’une voix distraite :

— Ah !… vraiment ?… vous avez vu ?…

Elle alla vers l’une des fenêtres et s’y tint durant quelques minutes le front appuyé à la vitre. Les derniers voiles qui couvraient l’aventure se dissipaient. Il y avait eu réellement deux pièces d’or. L’une, qui était la fausse et qui appartenait à Jean d’Argonne, avait été volée par d’Estreicher, reprise par le père de Raoul, et envoyée au vieux baron. L’autre, la véritable, était celle qui appartenait au vieux baron, lequel, par prudence ou par cupidité, n’en avait jamais parlé à son fils ni à son petit-fils. Devenu fou, et dépossédé à son tour du talisman qu’il avait caché dans le collier de son chien, le vieux baron s’en était allé à la conquête du trésor avec cette autre pièce qu’il avait confiée à Juliette Azire, et que d’Estreicher n’avait pu trouver.

Tout de suite Dorothée entrevit toutes les conséquences qui découlaient de cette révélation. En prenant dans le collier la pièce d’or qu’elle croyait sienne, elle avait frustré Raoul de son héritage. En revenant au Manoir, et en offrant l’aumône au fils de l’homme qui avait été complice dans le meurtre de son père, elle s’imaginait accomplir un acte de générosité et de pardon, alors qu’elle restituait simplement une toute petite part de ce qu’elle avait dérobé.

Elle se contint pour garder le silence. Il fallait agir avec précaution pour que Raoul ne pût jamais soupçonner le crime de son père. Quand elle revint de la fenêtre vers le milieu de la salle, on eût dit que des larmes mouillaient ses yeux. Cependant elle souriait, et elle dit d’un ton d’insouciance :

— À demain les affaires sérieuses. Aujourd’hui réjouissons-nous d’être réunis et fêtons cette réunion. Raoul, vous m’invitez à dîner ? Et mes enfants aussi ?

Elle avait retrouvé toute sa gaîté. Elle courut jusqu’au grand portail du verger et appela les garçons qui s’en vinrent joyeusement. Le capitaine se jeta dans les bras de Mme de Chagny. Saint-Quentin lui baisa la main. On remarqua que Castor et Pollux avaient le nez tuméfié, signe de quelque bataille récente.

La comtesse détacha le collier à quatre rangs de cornaline qu’elle portait, et le leur donna à tous quatre.

Le dîner fut arrosé de cidre mousseux et de champagne. Toute la soirée, Dorothée se montra exubérante et affectueuse pour tous. On la sentait heureuse de vivre.

Archibald Webster lui rappela sa promesse. C’était le lendemain, 1er août,