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Elle proféra des ordres en vue d’une manœuvre qui d’ailleurs était toute prête, car les jeunes gens constatèrent, le groupe des bandits s’étant disjoint, qu’une longue corde entourait le cou du captif, et que l’autre extrémité de cette corde passait par-dessus la vergue principale du mât. Deux des hommes s’en saisirent.

Le corps inerte fut dressé. Il resta debout, quelques secondes, comme un pantin qu’on va faire danser. Puis, doucement, sans à-coups, on le souleva à un mètre du plancher.

— D’Estreicher ! murmura l’un des jeunes gens, en reconnaissant la casquette de soldat russe.

Dorothée se rappela avec un frisson la prédiction qu’elle avait faite à son ennemi, lors de leur rencontre au château de Roborey. Elle dit tout bas :

— Oui, d’Estreicher…

— Qu’est-ce qu’ils lui veulent ?

— Lui reprendre les diamants.

— Mais il ne les a pas.

— Non, mais ils peuvent croire qu’il les a. Je me doutais de leur projet. J’avais remarqué l’expression féroce de leurs figures, et le coup d’œil qu’ils avaient échangé en quittant les ruines sur l’ordre de d’Estreicher. Ils ne lui ont obéi que pour préparer le piège où il est tombé.

Là-bas, la silhouette ne resta suspendue qu’un instant à la vergue. On redescendit le pantin. Puis deux fois, on le remonta, et la « Chauve-Souris » piaillait d’une voix stridente :

— Parleras-tu ?… Le trésor que t’avais promis ?… Qu’é qu’t’en as fait ?…

Près de Dorothée, Archibald Webster mâchonna :

— Ce n’est pas possible ! nous n’allons pas supporter…

— Quoi ! fit Dorothée, vous vouliez le tuer tout à l’heure… Vous voulez le sauver maintenant ?

Webster et ses amis ne savaient pas trop ce qu’ils voulaient. Mais ils se refusaient à demeurer plus longtemps impassibles en face de ce spectacle écœurant. La falaise était à pic, mais avec des crevasses et des coulées de sable. Webster, voyant que l’homme au fusil ne s’occupait plus d’eux, risqua la descente, suivi de Dario et d’Errington.

Tentative inutile. Les complices ne voulurent pas engager la lutte. La femme mit le moteur en marche. Lorsque les trois jeunes gens foulèrent le sable du rivage, la barque virait avec un bruit précipité. L’Américain tira vainement les sept coups de son revolver.

Il était furieux, et il dit à Dorothée, qui le rejoignait :

— Tout de même… tout de même… nous aurions dû agir autrement… Voilà un tas de fripouilles qui nous filent sous les yeux !

— Qu’y pouvons-nous ? observa Dorothée. Le principal coupable n’est-il pas puni ? Quand ils seront au large, ils le fouilleront de nouveau, et, une fois certains que ses poches sont bien vides, qu’il connaît le secret et qu’il ne le livrera point, ils lui casseront la tête d’une balle de revolver, et le jetteront à la l’eau, ainsi que le faux marquis dont le cadavre est actuellement à fond de cale.

— Et cela vous suffit, le châtiment de d’Estreicher ?

— Oui.

— Vous le détestez donc bien ?

— Il a tué mon père, dit-elle.

Les jeunes gens s’inclinèrent gravement. Puis Dario reprit :

— Mais les autres ?…

— Qu’ils aillent se faire pendre ailleurs ! Cela vaut mieux pour nous. La bande arrêtée, livrée à la justice, ce serait l’enquête, le procès, toute l’aventure étalée. Est-ce notre intérêt ? Le marquis de Beaugreval nous a conseillé d’arranger nos affaires entre nous.

Errington soupira :

— Nos affaires sont tout arrangées, en effet : le secret des diamants est perdu.

Au loin, vers le nord, vers la Bretagne, la barque s’éloignait…


Ce même soir, vers 9 heures, après avoir confié à la veuve Amouroux Me Delarue, lequel ne songeait qu’à passer une bonne nuit et à regagner son étude le plus vite possible, après avoir recommandé à la veuve Amouroux le silence absolu sur l’agression dont elle avait été victime, George Errington et Marco Dario attelèrent leurs chevaux à la roulotte, et, accompagnés de Saint-Quentin qui tenait la bride de la Pie-Borgne, s’en retournèrent par le