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— Me laisser ! s’écria le notaire, subitement réveillé, mais vous n’en avez pas le droit. L’ennemi…

— L’ennemi s’est enfui, maître Delarue.

— Il peut revenir. Ce sont des gens terribles. Voyez, comme leur chef a troué mon chapeau ! L’âne avait fini par me jeter par terre, juste à l’entrée des ruines, et je m’étais réfugié sur un arbre d’où je refusais de descendre. Ah ! ça n’a pas été long ! D’une balle, le bandit m’a décoiffé.

— Êtes-vous mort ?

— Non, mais j’ai des douleurs internes, des contusions.

— Ce ne sera rien, maître Delarue. Demain, il n’y paraîtra plus, je vous assure. Saint-Quentin, je te confie Me Delarue. À toi aussi, Montfaucon. Frictionne-le.

Elle s’en alla rapidement, avec l’intention de rejoindre ses trois amis dont l’expédition, mal ordonnée, la tourmentait. Partis au hasard, et sans plan d’attaque, ils risquaient, cette fois encore, si les bandits n’étaient pas embarqués, de se faire prendre isolément.

Heureusement pour eux, les jeunes gens ignoraient l’endroit où le bateau de d’Estreicher avait son point d’attache, et, quoique la partie de la presqu’île, située au-delà des ruines, ne fût guère étendue, comme on se heurtait aussitôt à des masses de rochers qui formaient de véritables obstacles, elle les retrouva tous les trois les uns après les autres. Chacun d’eux s’était perdu dans le dédale des petits sentiers, et chacun d’eux revenait, à son insu, vers le donjon.

Dorothée, qui avait un meilleur sens de l’orientation, ne se trompa pas. Elle flairait les petits passages qui n’aboutissaient à rien, et choisissait d’instinct ceux qui la conduisaient au but. D’ailleurs, bientôt, elle releva des traces de pas. C’était la piste suivie régulièrement par la bande pour faire la navette entre la mer et le donjon. Aucune erreur n’était plus possible.

Mais, à ce moment, ils entendirent des cris qui partaient d’un point situé juste en face d’eux. Or, la piste tournait nettement et s’éloignait vers la droite. Un massif de rochers avait nécessité ce changement de direction, rochers abrupts, déchiquetés, qu’ils escaladèrent cependant pour éviter un détour qui semblait assez long.

Dario, plus agile, et qui courait en tête, s’exclama tout à coup :

— Je les vois !… Ils sont tous sur le rivage !… Mais que diable font-ils ?

Webster arriva, le revolver au poing.

— Oui, je les vois aussi ! Courons là-bas… Nous serons plus près d’eux.

Là-bas, c’était l’extrémité du plateau que soutenaient les rochers, et sur un promontoire qui domine la grève d’une quarantaine de mètres. Deux aiguilles de granit très hautes formaient comme des piliers d’une porte ouverte au milieu de laquelle on apercevait la nappe bleue de l’océan.

— Attention ! Baissez-vous ! commanda Dorothée, qui se coucha.

Les autres s’aplatirent contre les parois.

Cent cinquante mètres en avant, sur le pont d’un grand canot de pêche à moteur, il y avait un groupe de cinq hommes parmi lesquels une femme gesticulait. En voyant Dorothée et ses amis, un des cinq hommes s’était retourné vivement, avait épaulé un fusil, et tiré. Un éclat de granit sauta près d’Errington.

— Halte-là, cria le tireur, ou je recommence.

Dorothée arrêta ses compagnons.

— Et après ? la falaise est à pic. Vous n’avez pas l’intention de vous lancer dans le vide ?

— Non, mais on peut regagner le chemin, proposa Dario, et faire le tour.

— Je vous défends de bouger. Ce serait de la folie.

Webster s’indigna.

— J’ai un revolver.

— Ils ont des fusils, eux. D’ailleurs on arriverait trop tard. Le drame est fini.

— Quel drame ?

— Regardez.

Dominés par elle, ils demeurèrent immobiles, à l’abri des balles. En face se déroulait, comme un spectacle auquel ils étaient contraints d’assister sans y prendre part, ce que Dorothée appelait le drame, et tout de suite, ils en comprirent l’horreur tragique.

La grande barque se balançait le long d’un quai naturel que formait le pourtour d’une petite crique paisible. La femme et les cinq hommes étaient penchés au-dessus d’un corps inerte, qui semblait lié par des ceintures de laine rouge. La femme, qui, de loin, semblait la plus abominable des mégères, apostrophait ce sixième individu, en lui montrant le poing, et en lui jetant des injures dont quelques-unes seulement parvenaient aux oreilles des jeunes gens.

— Voleur !… Lâche !… Ah ! tu refuses !… Attends un peu !…

» Je vais t’apprendre de quel bois je me chauffe, moi, Olympe, qu’on appelle la Chauve-souris.