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— Perdu ? et pourquoi ? ricana-t-il.

— J’ai mon idée.

Il allait répliquer. Mais un bruit de voix plus net parvint jusqu’à eux. Il bondit hors de la salle et se sauva, courbé, le long des taillis.

Dorothée, qui s’était élancée derrière lui, le visa, résolue soudain à l’abattre. Mais, après un instant d’hésitation, elle baissa son arme en murmurant :

— Non, non, je ne peux pas… je ne peux pas… Et puis, à quoi bon ? Mon père sera vengé quand même…

Elle alla vers ses amis. Les garçons avaient du mal à les délivrer, tellement le lacis des cordes était inextricable. Le premier, Webster se leva et courut à sa rencontre.

— Où est-il ?

— Parti, dit-elle.

— Comment ! vous aviez un revolver, et vous l’avez laissé fuir ?

Errington arrivait, puis Dario, tous deux exaspérés.

— Il s’est enfui ? Est-ce possible ? Mais par où ?

Webster prit l’arme à Dorothée.

— Vous n’avez pas eu le courage de le tuer, n’est-ce pas ?

— Non, je n’ai pas eu le courage.

— Une pareille canaille ! Un assassin ! Eh bien, ça ne va pas traîner avec nous, je vous le jure. Nous y sommes, les amis ?

Dorothée leur barra la route.

— Et les complices ? Ils sont cinq ou six, et d’Estreicher en plus… tous munis de fusils.

— Tant mieux ! fit l’Américain, le revolver a sept coups.

— Je vous en prie, dit-elle, redoutant l’issue d’une bataille inégale… je vous en prie… D’ailleurs, c’est trop tard…

ils doivent être embarqués.

— Nous le verrons bien.

Les trois jeunes gens se mirent en chasse. Elle eût bien voulu les accompagner, mais Montfaucon se pendait à sa jupe, en sanglotant, les jambes encore entravées de liens.

— Maman… maman… t’en va pas… j’ai eu si peur !…

Elle ne pensa plus qu’à lui, le prit sur ses genoux, et le consola.

— Faut pas pleurer, mon pauvre Capitaine. C’est fini. Le vilain homme ne reviendra plus. As-tu remercié Saint-Quentin ? et tes deux camarades Castor et Pollux ? Où en serions-nous sans eux, mon chéri ?

Elle embrassa tendrement les trois garçons :

— Oui ! où serions-nous ? Ah ! Saint-Quentin, l’idée du fusil, quelle trouvaille ! Tu es un rude type, mon vieux ! Viens, que je t’embrasse encore ! Et dis-moi comment il se fait que tu aies pu arriver jusqu’à nous ? J’ai bien vu les petits tas de cailloux que tu avais semés au départ de l’auberge. Mais pourquoi as-tu contourné le marais ? Espérais-tu gagner les ruines du château en suivant le rivage, au pied des falaises ?

— Oui, maman, répondit Saint-Quentin, tout fier des compliments de Dorothée, et tout ému de ses baisers.

— Et ce n’était pas possible ?

— Non, mais j’ai trouvé mieux… sur le sable, un petit canot, que nous avons poussé à la mer.

— Et vous avez eu le courage, tous les trois, vous avez eu la force de ramer ? Il vous a bien fallu une heure !…

— Une heure et demie, maman. Il y avait des tas d’écueils qui nous repoussaient. Enfin, on a abordé pas loin d’ici, en vue du donjon. Et en arrivant, j’ai reconnu la voix de d’Estreicher.

— Ah ! mes enfants ! mes enfants adorés !

De nouveau, ce fut un déluge de baisers, qu’elle faisait pleuvoir à droite, à gauche, sur les joues de Saint-Quentin, sur le front de Castor, sur le crâne du capitaine. Et elle riait ! Et elle chantait ! C’était si bon de vivre ! si bon de n’être plus en face d’une brute qui vous tient les poignets, et qui vous salit de son regard abominable !

Mais elle s’interrompit soudain dans ses effusions.

— Et Me Delarue ? Je l’oubliais !

Il gisait au fond de la cellule, derrière un rempart de hautes herbes.

— Soigne-le ! Vite, Saint-Quentin, coupe les cordes… Seigneur Dieu, il est évanoui… Voyons, maître Delarue, reprenez vos sens. Sinon, je vous laisse.