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— Comprends-tu ?… Comprends-tu ?… bredouillait l’homme en lui martelant les bras et le cou… Comprends-tu que rien ne peut éviter cela ? Pas de secours possible. C’est le prix de la défaite. Aujourd’hui, je me venge… et en même temps je m’affranchis de toi… Quand nous serons séparés, je pourrai me dire enfin : « Oui elle m’a fait du mal, mais je ne le regrette pas. Le dénouement de l’aventure efface tout. »

Il appuyait de plus en plus sur les épaules de la jeune fille, et lui disait avec une joie sarcastique :

— Tes yeux se troublent, Dorothée ! Quel plaisir de voir cela ! Ils ont peur, tes yeux… Comme ils sont beaux, Dorothée !… C’est vraiment la récompense du vainqueur. Rien qu’un pareil regard, qui s’épouvante devant moi, ça vaut plus que tout. Dorothée, Dorothée, je t’aime… T’oublier ? Quelle folie ! Si je veux baiser tes lèvres, c’est pour t’aimer plus encore… et pour que tu m’aimes… pour que tu me suives, comme une esclave, et comme une maîtresse adorée.

Elle touchait au mur. L’homme essayait de l’attirer contre lui. Elle tenta un effort pour se dégager.

— Ah ! cria-t-il, avec une rage soudaine et en la brutalisant, pas de résistance, ma petite. Donne-moi tes lèvres, tout de suite, tu entends. Sinon, c’est Montfaucon qui paiera. Veux-tu que je lui fasse faire le moulinet comme tout à l’heure ? Allons, obéis, ou bien… ou bien je cours là-bas, et tant pis pour la tête du gosse…

Dorothée était à bout d’énergie. Ses jambes fléchissaient. Tout son être palpitait d’horreur au contact du bandit, et en même temps, c’est avec effroi qu’elle le repoussait, tellement elle avait peur qu’il ne se ruât aussitôt sur l’enfant.

Ses bras raidis commençaient à plier. L’homme redoubla d’efforts pour la faire tomber à genoux. C’était fini. Il touchait au but. Mais, à ce moment, le spectacle le plus imprévu frappa Dorothée. Derrière lui, à quelques mètres de distance, quelque chose bougeait, quelque chose qui passait à travers le mur opposé. C’était un canon de fusil braqué par la fente d’une meurtrière.

Et, aussitôt, Dorothée se rappela : Saint-Quentin avait emporté de l’auberge un vieux fusil hors d’usage, sans cartouches.

Elle n’eut pas un geste qui pût attirer l’attention de d’Estreicher. Elle comprenait la manœuvre de Saint-Quentin. L’enfant menaçait, mais il ne pouvait faire plus que menacer. À elle maintenant de manœuvrer de telle sorte que la menace, dès que d’Estreicher la verrait dirigée contre lui, eût son plein effet. Or, il était certain qu’il suffirait à d’Estreicher d’un instant pour apercevoir, comme Dorothée l’apercevait elle-même, la rouille et l’état déplorable de cette arme aussi inoffensive qu’un fusil d’enfant.

Très nettement, Dorothée discerna ce qu’elle avait à faire : se reprendre, se redresser en face de l’ennemi, et le troubler, ne fût-ce que durant quelques secondes, comme elle avait déjà réussi à l’inquiéter à force de calme et de maîtrise. Son salut, le salut de Montfaucon dépendaient de sa fermeté. In robore fortuna, pensa-t-elle.

Mais sa pensée, inconsciemment, elle l’exprima à mi-voix, ainsi qu’on fait une prière qui doit vous protéger. Et, sur-le-champ, elle sentit l’étreinte de l’adversaire se relâcher. La vieille devise, à laquelle il avait si souvent réfléchi, le déconcertait, paisiblement formulée, en une telle minute, par cette femme qu’il croyait aux abois. Il l’observa et fut stupéfait. Jamais son beau visage n’avait eu pareille expression de sérénité. Sur les dents blanches, les lèvres s’entrouvraient, et les yeux, tout à l’heure terrifiés et désespérés, le regardaient maintenant avec le plus paisible sourire.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il malgré lui, se rappelant le rire stupéfiant de Dorothée près de l’étang du Manoir-aux-Buttes. Vas-tu rire encore aujourd’hui ?

— Je ris pour la même raison : vous êtes perdu.

Il essaya de plaisanter :

— Hein ? Quoi ?

— Oui, déclara-t-elle, je vous l’ai dit dès le premier instant, et je ne me trompais pas.

— Vous êtes folle, dit-il, en haussant les épaules.

Elle remarqua qu’il ne la tutoyait plus, et, sûre d’une victoire qui résidait en son inconcevable tranquillité et dans la simi-