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Qu’était devenu Me Delarue ? Avait-il pu rejoindre le groupe des étrangers ? Sa monture l’avait-il jeté bas et livré au pouvoir de l’ennemi ?

Ainsi, à tous moments, des questions se posaient auxquelles il était impossible de répondre. L’ombre s’accumulait.

Dorothée n’était pas peureuse. Durant la guerre, dans les ambulances, en première ligne, elle s’était habituée plus vite que bien des hommes à l’éclatement des obus, et elle ne tremblait pas aux heures de bombardement. Mais, si maîtresse qu’elle fût de ses nerfs, elle subissait, par contre, plus qu’un homme d’un courage moindre, l’influence de tout ce qui est inconnu, de tout ce qui ne se voit pas et ne s’entend pas. Son extrême sensibilité lui donnait le sens précis du danger. Et le danger, à cette minute-là, elle en eut l’impression profonde.

Elle continua cependant. Une force invincible la poussait à marcher jusqu’à ce qu’elle retrouvât ses amis et que Montfaucon fût délivré. Elle gagna donc l’allée des grands arbres, traversa le carrefour du vieux chêne isolé, et monta vers le tertre où s’élevait la tour Cocquesin.

De plus en plus, la solitude et le silence la troublaient. Silence profond. Solitude si anormale que Dorothée en arrivait à ne plus se croire seule. On l’épiait. Des gens suivaient sa marche. Il lui semblait qu’elle était exposée à toutes les menaces, que des canons de fusils étaient braqués sur elle, et qu’elle allait tomber dans le piège que son ennemi avait préparé.

L’impression était assez forte pour que Dorothée, qui connaissait sa nature et la justesse de ses pressentiments, l’admît comme une certitude reposant sur des preuves exactes. Elle savait même où l’embûche était dressée. On avait deviné que son instinct, que ses réflexions, que toutes les circonstances du drame la ramèneraient vers la tour Cocquesin, et on l’y attendait.

Elle s’arrêta à l’entrée de la voûte. De l’autre côté, au haut des marches qui descendaient dans la nef immense du donjon, les ennemis devaient être postés. Qu’elle fit quelques pas encore et on la capturait.

Elle demeura immobile. Elle ne doutait point maintenant que Me Delarue n’eût été pris et que, cédant aux menaces, il n’eût révélé que la seconde enveloppe était entre ses mains, à elle, cette seconde enveloppe sans laquelle les fameux diamants du marquis de Beaugreval ne seraient jamais découverts.

Il s’écoula une ou deux minutes. Pas un seul indice ne lui permettait de croire à la présence des ennemis qu’elle imaginait. Mais la logique même des événements exigeait qu’ils fussent là. Il fallait donc agir comme s’ils étaient là.

Par un de ces mouvements imperceptibles qui ne semblent pas avoir de but, sans que rien dans son attitude laissât soupçonner aux ennemis invisibles qu’elle accomplissait un acte précis, elle parvint à ouvrir sa bourse et à saisir l’enveloppe. Elle la froissa dans sa main et la réduisit en une boulette menue.

Puis, tenant son bras allongé contre sa jupe, elle avança de quelques pas sous la voûte.

Derrière elle, brutalement, avec un grand fracas, quelque chose s’abattit. C’était la vieille herse féodale qui tombait d’en haut, dégringolait entre les rainures, et fermait l’issue de son lourd treillis aux mailles de bois massif.



XVI.

Le dernier quart de minute


Dorothée ne se retourna point. Elle était prisonnière.

— Je ne me trompais pas, pensa-t-elle. Ils sont les maîtres du champ de bataille. Mais que sont devenus les autres ?

À droite s’ouvrait l’orifice de l’escalier qui montait dans la tour. Peut-être eût-elle pu s’enfuir par là et se servir une seconde fois de l’échelle de corde. Mais à quoi bon ? Est-ce que l’enlèvement de Montfaucon ne l’obligeait pas à lutter jusqu’au bout, malgré l’impossibilité de la lutte ? Il fallait se jeter dans l’arène, parmi les bêtes féroces.

Elle continua sa route. Bien que seule et sans amis, elle se sentait fort calme. Tout en marchant, elle laissa glisser le long de sa jupe la fine boulette de papier,