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» Et ils sont partis en emmenant le gosse, que l’un d’eux avait roulé dans sa veste. Voilà. »

Dorothée réfléchissait, toute pâle. Elle demanda :

— Et Saint-Quentin ?

— Il est rentré une demi-heure après, peut-être, pour chercher Montfaucon. Il a fini par me trouver. Je lui ai raconté l’histoire : « Ah ! qu’il a dit, les larmes aux yeux, qu’est-ce que maman va dire ? » Il a voulu couper mes cordes. J’ai refusé. J’avais peur que les hommes reviennent. Alors, il a décroché au-dessus de la cheminée un grand fusil démoli, sans cartouches, un « chassepot » qui date de mon défunt père, et il a pris le large avec les deux autres.

— Mais où allait-il ? fit Dorothée.

— Ma foi, je ne sais pas… J’ai entendu qu’ils marchaient du côté de la mer.

— Il y a combien de temps de cela ?

— Une bonne heure, au moins.

— Une bonne heure, murmura Dorothée.

Cette fois l’aubergiste avait consenti à ce que ses liens fussent défaits. Aussitôt libre, elle répondit à Dorothée, qui voulait la dépêcher à Périac pour quérir du secours.

— À Périac ! deux lieues ! mais, ma pauvre dame, je n’aurais pas la force. Le mieux c’est de prendre vos jambes à votre cou et d’y aller vous-même.

C’était un conseil que Dorothée n’examina même point. Elle avait hâte de retourner aux ruines et d’y engager la lutte. Elle repartit en courant.

Ainsi l’attaque prévue par elle s’était bien produite, mais une heure plus tôt, c’est-à-dire avant que le signal fût donné. L’enlèvement de Montfaucon constituait donc une mesure préalable, et les deux hommes s’étaient ensuite postés au Mauvais-Pas avec mission d’établir un barrage, puis de se rabattre, au coup de sifflet, vers le lieu des opérations.

Le motif de cet enlèvement, Dorothée ne le comprenait que trop bien. Dans la bataille engagée, il n’y avait pas que le vol des diamants, il y avait une autre conquête à laquelle d’Estreicher tenait avec autant de violence et d’âpreté. Or, Montfaucon, entre ses mains, c’était le gage de la victoire. Coûte que coûte, quoi qu’il advînt, et en admettant que, par ailleurs, la chance tournât contre lui, il fallait que Dorothée se rendît à discrétion et pliât le genou. Pour sauver Montfaucon d’une mort certaine, il était hors de doute qu’elle ne reculerait devant aucune démarche ni devant aucune épreuve.

— Ah ! le monstre, murmura-t-elle, il ne s’est pas trompé. Il me tient par ce que j’ai de plus cher.

Plusieurs fois, elle remarqua, en travers du chemin, des groupes de petits cailloux disposés en cercles, ou des petites branches coupées, qui lui parurent autant d’indications fournies par Saint-Quentin. Elle sut ainsi que les enfants, au lieu de continuer vers le Mauvais-Pas, avaient bifurqué à gauche et longé le marais qui les conduisait à la mer, se mettant ainsi à l’abri dans les rochers. Mais elle n’accorda point d’attention à cette manœuvre, car elle ne pensait qu’aux dangers qui menaçaient Montfaucon, et n’avait point d’autre but que de rejoindre ses ravisseurs.

Elle s’engagea donc dans la presqu’île et franchit le Mauvais-Pas, où elle ne fit aucune rencontre, et arriva sur le plateau. À ce moment, elle perçut le bruit d’une seconde détonation. On avait tiré dans les ruines. Contre qui ? Contre Me Delarue ? contre un des trois jeunes gens ?

— Ah ! se dit-elle, anxieusement, je n’aurais peut-être pas dû les quitter, ces trois amis. Tous quatre ensemble, nous pouvions nous défendre. Au lieu de cela, nous sommes loin les uns des autres, impuissants…

Ce qui étonna Dorothée, lorsqu’elle eut traversé l’enceinte extérieure du château, ce fut le silence infini dans lequel il lui sembla pénétrer. Le terrain de la bataille n’était pas grand, trois quarts de lieue tout au plus en longueur sur quelques centaines de mètres et, pourtant, dans cet espace restreint, où neuf ou dix hommes peut-être s’affrontaient, nul bruit. Pas un éclat de voix. Rien que des pépiements d’oiseaux ou des froissements de feuilles qui tombent doucement, avec précaution, comme si les choses elles-mêmes conspiraient au silence.

— C’est terrible, murmura Dorothée. Que veut dire cela ? Dois-je croire que tout est fini ? ou plutôt que rien n’a commencé, que les adversaires se surveillent avant d’en venir aux mains ; d’une part, Errington, Webster et Dario, d’autre part, d’Estreicher et ses complices.

Elle avança rapidement jusqu’à la cour de l’horloge. Là elle aperçut encore, auprès des deux chevaux attachés, l’âne qui mangeait des feuilles d’arbuste, la bride à terre, la selle bien d’aplomb sur le dos, le poil luisant de sueur.