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— Quelle observation et quelle terrible logique ! dit Errington, de Londres.

Et Webster ajouta :

— Et quelle intuition !

Dorothée ne répondit pas aux éloges par son sourire habituel. On eût dit que les événements tournaient d’une façon qui lui était plutôt désagréable, et qui semblait en annoncer d’autres qu’elle redoutait par avance. Mais lesquels ? Qu’y avait-il à craindre ?

Dans le silence, Me Delarue s’écria tout à coup :

— Eh bien ! moi, je prétends que vous vous trompez. Je ne suis pas du tout de votre avis, mademoiselle.

Me Delarue était de ces gens qui se cramponnent d’autant plus à une opinion qu’ils ont refusé longtemps de l’admettre. La résurrection du marquis lui paraissait soudain un dogme qu’il devait défendre.

Il répéta :

— Pas du tout de votre avis ! Vous accumulez des hypothèses sans fondement. Non, cet homme n’est pas un imposteur. Il y a des preuves en sa faveur que vous négligez.

— Lesquelles ? demanda-t-elle.

— Eh ! son portrait ! Sa ressemblance indiscutable avec le portrait du marquis de Beaugreval, exécuté par Nicolas de Largillière !

— Qui vous dit que ce soit le portrait du marquis, et non le portrait de notre homme lui-même ? C’est une manière très commode de ressembler à quelqu’un.

— Mais ce vieux cadre ? Cette toile qui date d’autrefois ?

— Admettons que le cadre soit resté. Admettons que la toile, au lieu d’avoir été changée, ait été simplement maquillée, de façon à représenter le faux marquis ici présent.

— Et le doigt coupé ? s’exclama maître Delarue triomphant.

— Un doigt, ça se coupe.

Le notaire s’emporta :

— Ah ! ça, non, mille fois non ! Quel que soit l’appât du bénéfice, on ne se mutile pas ainsi. Non, non, votre système ne tient pas debout. Alors quoi, vous vous représentez ce bonhomme-là en train de se couper le doigt ! ce bonhomme-là, avec sa figure morne, son air abruti ! Mais il en est incapable ! C’est un faible, un lâche…

L’argument frappa Dorothée. Il éclairait justement la situation à son endroit le plus ténébreux, et elle en tira justement les conclusions qu’il comportait.

— Vous avez raison, déclara-t-elle. Un homme comme lui est incapable de se mutiler.

— En ce cas ?

— En ce cas, c’est un autre qui s’est chargé de cette besogne sinistre.

— Un autre qui lui aurait coupé le doigt ? Un complice ?

— Plus qu’un complice, un chef. Le cerveau qui a combiné cette affaire, ce n’est pas le sien. Le metteur en scène de l’aventure, ce n’est pas lui. Lui, il n’est qu’un instrument, quelque coquin vulgaire choisi pour son aspect décharné. Celui qui tient les ficelles demeure invisible, et celui-là est redoutable.

Le notaire frissonna.

— On dirait que vous le connaissez ?

Après un moment, elle répliqua d’une voix lente :

— Il se peut que je le connaisse. Si mon instinct ne me trompe pas, le chef du complot serait cet homme que j’ai livré à la justice, ce d’Estreicher dont je parlais tout à l’heure. Tandis qu’il est en prison, ses complices — car ils étaient plusieurs — ont repris l’œuvre commencée par lui et tentent de la mener jusqu’au bout… Oui, oui, ajouta-t-elle, il est permis de croire que d’Estreicher a tout réglé. Voilà des années qu’il poursuit l’affaire, et une telle machination est conforme à son esprit de ruse et de fourberie. Méfions-nous de lui. Même en prison, c’est un adversaire dangereux.

— Dangereux… dangereux… dit le notaire, qui essayait de se rassurer… Je ne vois vraiment pas ce qui nous menace ! D’ailleurs, l’affaire touche à sa fin. Pour les pierres précieuses ouvrons le codicille. Et, en ce qui me concerne, ma tâche est terminée.

— Il ne s’agit pas de savoir si votre tâche est terminée, maître Delarue, reprit Dorothée, de sa même voix songeuse. Il s’agit d’échapper à un péril que je ne distingue pas, mais que tout laisse prévoir, et que j’entrevois de plus en plus nettement. D’où vient-il ? Je ne sais pas. Mais il existe.

— C’est terrible, gémit maître Delarue. Comment se défendre ? Que faire ?

— Que faire ?

Elle se tourna vers la petite pièce qui servait d’alcôve.

L’homme ne bougeait plus, le buste et la tête noyés dans l’ombre.