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Ils se regardaient tous avec inquiétude. L’idée que ce mort vivait — car il était mort ! incontestablement mort ! — l’idée que ce mort vivait les heurtait comme une chose monstrueuse.

Et cependant, les preuves de son existence ne valaient-elles pas celles de sa mort ? Ils croyaient à sa mort, parce qu’il était impossible qu’il fût vivant. Mais pouvaient-ils renier le témoignage de leurs propres yeux parce que ce témoignage était contraire à la logique ?

Dorothée prononça :

— Voyez… voyez… sa poitrine se soulève et s’abaisse. Oh ! à peine… Mais enfin, tout de même, il n’est pas mort.

On protesta :

— Non… c’est inadmissible… Comment pourrait-on expliquer un pareil phénomène ?

— Je ne sais pas… je ne sais pas… fit-elle lentement. Ce serait une sorte de léthargie… de sommeil hypnotique…

— Un sommeil qui durerait deux cents ans ?

— Je ne sais pas… je ne comprends pas…

— Alors ?

— Alors, il faut agir.

— Dans quel sens ?

— Dans le sens du testament. Les prescriptions sont formelles. Notre devoir est de les exécuter aveuglément et sans réfléchir.

— Comment ?

— Tâchons de le réveiller avec l’élixir dont parle le testament.

— Le voici, fit Marco Dario, en prenant sur un escabeau un objet emmailloté d’étoffe d’où il tira une petite fiole de forme vieillotte, lourde, en cristal, avec un ventre rond et un long col que terminait un gros bouchon de cire.

Il la tendit à Dorothée, qui, d’un coup sec sur le bord de l’escabeau, cassa le col.

— Quelqu’un de vous a-t-il un couteau ? demanda-t-elle. Merci, Webster. Ouvrez-en la lame et introduisez la pointe entre les dents, ainsi qu’il est dit sur la lettre.

Ils agissaient comme ferait un docteur en face d’un malade qu’il ne sait pas soigner, et qu’il traite cependant sans la moindre hésitation, selon l’ordre formel de la première ordonnance venue. On verrait bien ce qui se passerait. L’essentiel était d’obéir aux instructions.

Archibald Webster eut de la peine à remplir sa tâche. Les lèvres se contractaient, et les dents supérieures, noires et gâtées pour la plupart, s’appliquaient aux dents inférieures avec une telle force que la pointe du couteau n’arrivait pas à se frayer un passage. Il fallut l’introduire de bas en haut, puis lever le manche pour desserrer les deux mâchoires.

— Ne bougez plus, commanda la jeune fille.

Elle se courba. Sa main droite, qui tenait le flacon, l’inclina légèrement. Quelques gouttes d’un liquide qui avait la couleur et l’odeur de la chartreuse verte tombèrent entre les lèvres, puis un mince filet coula du flacon, qui, bientôt fut vide.

— C’est fini, dit Dorothée, en se relevant.

Elle essaya de sourire, en regardant ses compagnons, mais tous avaient les yeux fixés sur l’homme.

Elle murmura :

— Attendons. L’effet ne peut pas être immédiat.

Et tout en disant ces mots, Dorothée pensait :

— Alors quoi, j’admets réellement qu’il peut y avoir un effet, et que cet homme va sortir de son sommeil ? ou plutôt de la mort… car un tel sommeil n’est autre chose que la mort… Non, en vérité, nous sommes victimes d’une hallucination collective… Non, le miroir ne s’est pas terni, le cœur ne bat pas… Non, mille fois non, on ne ressuscite pas !

— Voilà trois minutes, dit Marco Dario.

Et, sa montre à la main, il compta. Cinq autres minutes passèrent, puis cinq autres.

Attente vraiment incompréhensible de la part de ces six personnes, et qui ne pouvait trouver d’explication que dans la précision mathématique avec laquelle s’étaient produits tous les événements annoncés par le marquis de Beaugreval. Il y avait là toute une série de faits qui semblaient autant de miracles, et qui obligeaient les témoins de ces faits à patienter tout au moins jusqu’à l’instant fixé pour le miracle suprême.