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Errington et Dario pressèrent les deux autres. La porte eut un soubresaut violent, puis s’ébranla et glissa sur ses gonds.

— Santa Madonna ! chuchota Dario. Nous sommes en plein miracle. Va-t-on voir Satan ?…

À la lueur des lampes, ils discernaient une chambre assez vaste, sans fenêtre, au plafond cintré. Aucun ornement sur les murs de pierre. Aucun meuble. Mais, à gauche, on devinait une autre pièce plus basse, qui constituait une sorte d’alcôve, et cette alcôve était cachée par une tapisserie clouée grossièrement sur une poutre.

Les cinq hommes et Dorothée ne bougeaient pas, silencieux, immobiles. Me Delarue, très pâle, ne semblait pas à l’aise. Étaient-ce les fumées du vin ? Ou l’angoisse du mystère ?

Personne ne souriait plus. Dorothée ne pouvait détacher son regard de la tapisserie. Ainsi l’aventure ne s’arrêtait ni à la rencontre prodigieuse des héritiers du marquis, ni à la lecture de ses volontés fantastiques. Elle allait jusqu’au creux de la vieille tour où nul n’avait pénétré, et jusqu’au seuil même de la retraite inviolable où le marquis avait bu le breuvage qui endort… ou qui tue. Qu’y avait-il derrière la tapisserie ? Un lit, sans doute… quelques vêtements qui gardaient peut-être la forme du corps qu’ils avaient recouvert… et puis, une poignée de cendres…

Elle tourna la tête vers ses compagnons comme pour leur dire :

— Est-ce moi qui marcherai la première ?

Ils restèrent immobiles, indécis et gênés.

Alors, elle avança d’un pas, et ensuite de deux pas.

La tapisserie se trouva bientôt à sa portée. D’une main hésitante elle en saisit la bordure et la souleva lentement, tandis que les jeunes gens s’approchaient.

La lueur des lampes fut projetée.

Dans le fond de la pièce, il y avait un lit. Sur ce lit, un homme couché.


Cette vision était, malgré tout, si inattendue que Dorothée eut quelques secondes de défaillance, et qu’elle laissa retomber le rideau.

Ce fut Archibald Webster qui, très troublé, le releva vivement et marcha vers cet homme endormi, comme s’il eût voulu le secouer et le réveiller d’un coup. Les autres se précipitèrent. Archibald, du reste, s’était arrêté près du lit, le bras suspendu, et il n’osait plus faire un mouvement.

C’était un homme à qui l’on pouvait donner soixante ans, mais dont l’étrange pâleur, dont la peau entièrement décolorée, sous laquelle ne courait pas une goutte de sang, avaient quelque chose qui n’était d’aucun âge. Une face absolument glabre. Aucun cil, aucun sourcil. Un nez au cartilage transparent, comme le nez de certains tuberculeux. Point de chair. Une mâchoire, des os, des pommettes, de vastes paupières rabattues et ridées composaient toute la figure, entre deux oreilles décollées, et au-dessous d’un front énorme que prolongeait un crâne entièrement nu.

— Le doigt… le doigt… souffla Dorothée.

Le quatrième doigt de la main gauche manquait, coupé au ras de la paume, exactement comme l’avait annoncé le testament.

L’homme était revêtu d’un costume de drap marron, avec gilet de soie noire brodée de vert et culotte courte. Ses bas étaient en laine fine. Tout cela usé, à demi mangé aux vers. Il n’avait point de chaussures.

— Il doit être mort, fit l’un des jeunes gens à voix basse.

Pour s’en assurer, il eût fallu se pencher et appliquer l’oreille contre la poitrine, à l’endroit du cœur. Mais on avait cette impression bizarre que, au premier contact, cette forme d’homme tomberait en poussière, et que tout s’évanouirait ainsi qu’un fantôme.

Et puis, tenter une pareille expérience, n’était-ce point commettre un sacrilège ? Douter de la mort, et interroger un cadavre, personne ne l’osait.

La jeune fille frissonna, ses nerfs de femme tendus à l’excès. Me Delarue la conjura :

— Allons-nous-en… Allons-nous-en… Cela ne nous regarde pas… C’est une besogne satanique…

Mais George Errington eut une idée. Il sortit de sa poche un petit miroir et le tint devant les lèvres de l’homme.

Au bout d’un instant, la glace se ternit légèrement.

— Oh ! balbutia-t-il… je crois qu’il vit !

— Il vit ! il vit ! chuchotèrent les jeunes gens avec une agitation contenue.

Me Delarue dut s’asseoir sur le bord du lit, tellement ses jambes tremblaient, et il répétait sans cesse :

— Besogne satanique… nous n’avons pas le droit…