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» Mes enfants, apprenez les événements qui vont se dérouler au château de La Roche-Périac. À deux heures après midi, je tomberai en syncope. Le médecin, amené par Geoffroy, constatera que mon cœur ne bat plus. Je serai bien mort, selon la vérité des connaissances humaines, et mes serviteurs m’enfermeront dans le cercueil qui m’attend.

» La nuit venue, Geoffroy et son épouse me délivreront et me porteront, sur un brancard, dans les ruines de la tour Cocquesin, le plus vieux donjon des seigneurs de Périac. Puis ils rempliront mon cercueil de pierres et le refermeront.

» De son côté, Me Barbier, exécuteur de mes volontés et administrateur de mes domaines, trouvera dans mon tiroir toutes instructions lui donnant charge de notifier mon décès à mes quatre fils et de leur adresser les quatre parts leur revenant de mon héritage. En outre, il devra faire tenir à chacun d’eux par courrier spécial une pièce d’or toute neuve que j’ai fait frapper de ma devise et qui portera la date du 12 juillet 1921, jour de ma résurrection.

» Cette médaille sera transmise de main en main à travers les générations, en commençant par l’aîné des enfants ou des petits-enfants, sans que jamais plus de deux personnes en connaissent le secret. Enfin, Me Barbier gardera la missive présente que je vais cacheter de cinq cachets, et qui sera transmise de tabellion en tabellion jusqu’à la date fixée.

» Mes enfants, quand vous lirez cette lettre, c’est que l’heure de midi du 12 juillet 1921 aura sonné. Vous serez réunis sous l’horloge de mon château, à quelques centaines de pas de la vieille tour Cocquesin où je dormirai depuis deux siècles, et que j’ai choisie comme lieu de repos, estimant que si les révolutions que je prévois détruisent les demeures, elles respecteront ce qui n’est plus déjà que ruines et décombres.

» Alors, après avoir suivi l’avenue de chênes que mon père a plantée, vous marcherez jusqu’à cette tour, qui sera sans doute ce qu’elle est aujourd’hui. Vous vous arrêterez sous l’arche où jadis se relevait le pont-levis, et l’un de vous comptant, à gauche, après la rainure de la herse, la troisième pierre en hauteur, la poussera doucement, bien droit devant lui, pendant qu’un autre comptant à droite, toujours près de la herse, la troisième pierre en hauteur, fera comme le premier. Sous cette double poussée, exercée en même temps, le milieu de la paroi de droite basculera dans l’intérieur, et formera une pente qui vous mènera au bas d’un escalier taillé dans l’épaisseur du mur.

» Éclairés par une torche, vous monterez cent trente-deux marches. Elles vous conduiront devant une cloison de plâtre édifiée, après ma mort, par Geoffroy. Vous la démolirez avec un pic de fer ramassé sur la dernière marche, et vous verrez une petite porte massive dont la clef ne tourne que si l’on appuie à la fois sur les trois briques qui font partie de cette marche.

» Vous entrerez ainsi dans une chambre où il y aura un lit, derrière des rideaux. Vous écarterez ces rideaux. Je dormirai là.

» Ne vous étonnez pas, mes enfants, de me voir plus jeune peut-être que le portrait que voulut bien faire de moi l’an dernier M. Nicolas de Largillière, peintre du roi, et qui est suspendu au chevet de mon lit. Deux siècles de sommeil, le repos de mon cœur qui ne battra qu’à peine, auront, je n’en doute pas, comblé mes rides et rendu la jeunesse à mes traits. Ce n’est pas un vieillard que vous contemplerez.

» Mes enfants, la fiole sera sur l’escabeau voisin, enveloppée dans de l’étoffe, bouchée de cire vierge. Vous en casserez le collet sur-le-champ. Tandis qu’un de vous, avec la pointe d’un couteau, desserrera mes dents, un autre versera l’élixir, non pas goutte à goutte, mais en un mince filet de liquide, qui devra couler au fond de ma gorge. Quelques minutes s’écouleront. Puis la vie reviendra peu à peu. Les battements de mon cœur se précipiteront. Ma poitrine se soulèvera et mes paupières s’ouvriront.

» Peut-être, mes enfants, devrez-vous parler à voix basse et ne pas m’éclairer d’une clarté trop vive, pour que mes oreilles et mes yeux ne soient frappés d’aucun choc. Peut-être, au contraire, ne vous verrai-je et ne vous entendrai-je