Page:Leblanc - Dorothée, danseuse de corde, paru dans Le Journal, 1923.djvu/6

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Les deux enfants écoutaient passionnément et, sur son siège, Saint-Quentin se gardait bien de dormir. C’est que Dorothée avait une manière de professer qui était pleine de fantaisie et qui divertissait sans jamais lasser l’attention. Elle avait l’air d’apprendre elle-même ce qu’elle enseignait. Et ces choses, dites d’une voix très douce, révélaient un certain savoir, du discernement et la souplesse d’une intelligence pratique.

À dix heures, la jeune fille donnait l’ordre qu’on mît le harnais au cheval. Le trajet jusqu’au bourg voisin était long et l’on devait arriver à temps pour obtenir la meilleure place devant la mairie.

— Et le capitaine qui n’a pas mangé ! s’écria Castor.

— Tant mieux, dit-elle. Le capitaine mange toujours trop. Ça le reposera. Du reste, quand on le réveille, le capitaine, il est d’une humeur massacrante. Qu’on le laisse dormir !

On partit. Au pas nonchalant de Pie-Borgne, vieille jument efflanquée, mais solide encore et courageuse, qu’ils appelaient ainsi parce qu’elle avait une robe pie et un œil crevé, la roulotte démarra. Lourde, juchée sur deux hautes roues, branlante, sonnant la ferraille, chargée de caisses et d’ustensiles, d’échelles, de barils et de cordages, elle avait été fraîchement repeinte, et, sur les deux faces, portait cette inscription pompeuse « Cirque Dorothée, voiture de la direction », ce qui donnait à croire que toute une file de camions et de véhicules suivaient à quelque distance avec le personnel, le matériel, les bagages et les animaux féroces.

Saint-Quentin précédait le convoi, un fouet à la main. Dorothée, flanquée des deux enfants, cueillait des fleurs sur les talus, chantait avec eux des refrains de marche ou leur racontait des histoires. Mais, après une demi-heure, au milieu d’un carrefour, elle ordonna :

— Halte !

— Qu’y a-t-il ? demanda Saint-Quentin, voyant qu’elle lisait la plaque d’un poteau indicateur.

— Regarde, fit-elle.

— Il n’y a pas à regarder. C’est tout droit. J’ai consulté notre carte.

— Regarde, répéta-t-elle. Chagny, 2 kilomètres.

— Évidemment, c’est le village de notre château d’hier. Seulement, pour y aller, nous avions suivi le raccourci des bois.

— Tu ne lis pas jusqu’au bout. Chagny, 2 kilomètres, château de Roborey.

Elle semblait assez agitée et à mi-voix elle redisait :

— Roborey… Roborey.

— Peut-être que le village s’appelle Chagny, supposa Saint-Quentin, et que le château s’appelle Roborey. Qu’est-ce que ça peut te faire ?

— Rien… rien… dit-elle.

— Cependant, tu as l’air toute chose.

— Non… une simple coïncidence.

— À quel propos ?

— À propos du nom de Roborey.

— Eh bien ?…

— Eh bien, c’est un mot qui était gravé dans ma mémoire… un mot qui a été prononcé dans des circonstances exceptionnelles.

— Quelles circonstances, Dorothée ?

Elle expliqua lentement, d’un air pensif :

— Rappelle-toi, Saint-Quentin. Tu sais que mon père est mort d’une blessure, au début de la guerre, à l’hôpital, près de Chartres. J’avais été avertie, mais je suis arrivée trop tard… Seulement, deux blessés, ses voisins de salle, m’ont dit qu’il n’avait pas cessé de répéter le même mot pendant toute son agonie : Roborey… Roborey… Cela revenait comme une litanie, interminablement, et comme s’il ne s’en était pas rendu compte. Et, en mourant, il prononçait encore : « Roborey… Roborey. »

— Oui, fit Saint-Quentin, je me rappelle… tu m’as raconté ça.

— Depuis, je me demande ce que cela signifiait, et par quel souvenir mon pauvre père fut obsédé à l’heure de la mort. C’était même autre chose que de l’obsession, paraît-il… de la crainte… de la terreur… Pourquoi ? Je n’ai jamais pu me l’expliquer. Alors tu comprends, Saint-Quentin, en voyant ce nom, écrit là, devant moi… en apprenant qu’il y a un château qui s’appelle ainsi…

Saint-Quentin s’effraya :

— Hein ! Tu n’aurais pourtant pas l’intention d’y aller ?…

— Pourquoi pas ?

— C’est de la folie, Dorothée !

La jeune fille resta songeuse. Mais Saint-Quentin se rendait bien compte