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L’argument précipita la décision du jeune homme. L’auto démarra et traversa le verger. Saint-Quentin ouvrit le grand portail qui fut ensuite refermé après le passage de la voiture.

Dorothée était seule.

Elle devait ainsi rester seule et sans défense durant un espace de temps qui pouvait être de douze à quinze minutes.

Le dos tourné aux Buttes, elle ne bougea pas de sa chaise. Elle semblait très occupée à manier le disque, à en vérifier la soudure, comme une personne qui cherche le secret ou le point faible d’un mécanisme. Mais, de toutes ses oreilles, de tous ses nerfs surexcités, elle tâchait de recueillir les bruits ou le froissement des feuilles que la brise pouvait lui transmettre.

Tour à tour la soutenait une certitude inébranlable, ou l’assaillaient le doute et le découragement. Oui, d’Estreicher allait venir. Il était inadmissible qu’il ne vînt point. La médaille l’attirait comme un appât auquel il ne pouvait résister.

— Et puis, non, se disait-elle, il se défiera. Mon petit manège est vraiment trop puéril. Cet écrin, cette médaille qu’on retrouve au moment fatidique, ce départ de Raoul et des enfants, et puis moi qui demeure seule dans la ferme vide, alors que mon unique souci devrait être, au contraire, de protéger ma découverte contre l’ennemi… En vérité tout cela est forcé. Un vieux renard comme d’Estreicher évitera le piège.

Et aussitôt l’autre face du problème surgissait.

— Il viendra. Peut-être est-il déjà sorti de sa tanière. C’est inévitable. Évidemment le danger lui apparaîtra, mais après, quand il sera trop tard. À la minute actuelle, il n’est pas libre d’agir ou de ne pas agir. Il obéit.

Ainsi, une fois de plus, Dorothée se dirigeait d’après la forte vision qu’elle prenait des événements, en dépit de ce que pouvait lui apprendre sa raison. Les faits se groupaient devant son esprit suivant un ordre logique et avec une méthode rigoureuse, mais elle en voyait l’accomplissement alors qu’ils n’étaient qu’en formation. Les mobiles qui conduisaient les autres lui semblaient toujours très clairs. Son intuition les lui montrait, et sa vive intelligence les adaptait instantanément aux circonstances.

Et puis, comme elle l’avait dit, la tentation de d’Estreicher était double. S’il réussissait à se dérober au piège de la médaille, comment échapper à la proie merveilleuse et si facile à prendre qu’était Dorothée elle-même ?

Elle se redressa avec un sourire. Quelque part des pas avaient craqué. Ce devait être sur le pont de bois qui franchissait la rivière à hauteur de l’étang.

L’ennemi approchait…

Mais presque en même temps, elle perçut un autre bruit sur sa droite. Et puis un autre sur sa gauche. D’Estreicher avait deux complices. Elle était cernée.

Sa montre marquait quatre heures moins cinq.



IX.

Face à face


— S’ils se jettent sur moi, pensa-t-elle, si l’intention de d’Estreicher est de m’enlever, séance tenante, rien à faire. Avant que je puisse être secourue, ils m’emporteront dans leur souterrain, et de là, je ne sais où !…

Et pourquoi en eût-il été autrement ? Maître de la médaille, et maître de Dorothée, le bandit n’avait qu’à s’enfuir.

Elle comprit tout à coup les défauts de son plan. Aussi bien, tant pour obliger d’Estreicher à risquer une sortie, que pour s’emparer de lui pendant cette sortie, elle avait imaginé des ruses beaucoup trop subtiles, que la réalité ou que la malice du hasard pouvaient déjouer. Une bataille qui dépend du nombre plus ou moins grand de secondes perdues ou gagnées est bien compromise.

Rapidement, elle rentra dans la maison, et, sous un amas d’objets qui encombraient une petite pièce de débarras, elle poussa le disque. Les recherches nécessaires retarderaient d’autant la fuite de l’ennemi. Mais quand elle voulut s’en aller, d’Estreicher était sur le seuil de la porte, ironique et grimaçant sous ses lunettes et sous sa barbe épaisse.

Dorothée ne portait jamais de revolver. Elle ne voulait se confier dans la vie qu’à son seul courage et à sa seule intelligence. Elle le regretta, à cette minute effroyable