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— Montons sur les Buttes.

— Non. De biais, l’image serait déformée par l’eau.

— Alors, dit-il en riant, montons en aéroplane.

À l’heure du déjeuner, ils se séparèrent. Quand son repas fut fini, Raoul assista au départ du char à bancs qui emmenait à Clisson tout le personnel du Manoir, puis il retourna vers l’étang où il avisa la petite troupe de Dorothée en train de se démener sur les rives. Un fil de fer assez gros était tendu au-dessus de l’étang à trois ou quatre mètres de hauteur, fixé d’un côté au pignon d’une grange, et de l’autre à un anneau qui se trouvait scellé dans une roche des Buttes.

— Diable ! fit-il, ça m’a tout à fait l’air d’un exercice de cirque que vous nous préparez ?

— Très juste, répondit-elle, gaîment. N’ayant point d’aéroplane, je me rejette sur la voltige aérienne.

— Comment ! s’écria-t-il, avec inquiétude, vous avez l’intention… Mais la chute est inévitable.

— Je sais nager.

— Non, non, je m’y oppose absolument.

— De quel droit ?

— Vous n’avez même pas de balancier.

— Un balancier ? dit-elle en s’esquivant, et quoi encore ? Un filet ? Une corde de sauvetage ?

Elle monta par l’escalier intérieur de la grange et apparut sur le rebord du toit. Elle riait, comme d’habitude, quand elle se livrait à un de ses exercices, devant la foule. Elle était vêtue d’une robe de toile, à larges raies blanches et rouges, et son fichu de soie écarlate était croisé sur sa poitrine.

Raoul s’agitait fiévreusement.

Le Capitaine s’approcha de lui.

— Veux-tu rendre service à maman Dorothée ? dit-il d’un ton de confidence.

— Certes.

— Eh bien, va-t-en, monsieur.

Dorothée, cependant, avança la jambe. Son pied, qui était nu dans une sandale d’étoffe fendue après le gros orteil, tâta le fil de fer comme le pied d’une baigneuse tâte l’eau froide. Et, très vite, elle s’engagea, fit quelques pas en glissant et s’arrêta.

Elle salua de droite et de gauche, affectant de croire à la présence d’un nombreux public, et glissa de nouveau, avec un rythme régulier des jambes et une oscillation du buste et des bras qui la berçait comme le battement d’ailes d’un oiseau. Elle arriva ainsi au-dessus de l’étang. Le fil de fer, moins tendu, fléchissait sous son poids et la relançait en l’air. Et, une seconde fois, quand elle fut arrivée au milieu, elle s’arrêta.

C’était le plus dur de sa tentative. Elle ne pouvait plus s’accrocher du regard, pour ainsi dire, à un point fixe des Buttes, et appuyer son équilibre sur quelque chose de stable. Il lui fallait baisser les yeux, chercher dans l’eau mouvante et miroitante, se soustraire à la fascination des reflets du soleil, lire des mots et des chiffres. Besogne terriblement dangereuse ! Elle dut s’y prendre à plusieurs fois, et se redresser au moment même où elle semblait pencher sur le vide. Une minute ou deux s’écoulèrent, vraiment pleines d’angoisse. Elle y mit fin par un salut de ses deux bras qui se déployèrent harmonieusement, et par un cri de victoire, et, aussitôt, elle se remit en marche.

Raoul avait franchi le pont qui enjambe l’extrémité de l’étang et il était déjà là, quand elle atteignit les Buttes, sur l’espèce de plate-forme où aboutissait le fil de fer. Elle fut frappée de sa pâleur et touchée de son émotion.

— Et alors ? dit-il.

— Alors, j’ai bien lu la devise, soulignée par cette date que nous ne réussissions pas à déchiffrer : 12 juillet 1921. Nous savons donc que le 12 juillet de cette année est le grand jour annoncé depuis si longtemps. Mais il y a mieux, je crois…

Elle appela Saint-Quentin et lui dit quelques mots à voix basse. Saint-Quentin courut jusqu’à la roulotte et en sortit, quelques instants plus tard, vêtu d’un de ses maillots d’acrobate. Il monta dans la barque avec Dorothée qui le conduisit au milieu de l’étang. Rapidement, il se laissa glisser dans l’eau, plongea, reparut, et jeta dans la barque un objet assez lourd que Dorothée saisit vivement et qu’elle tendit à Raoul, lorsqu’ils eurent abordé de nouveau sur les Buttes.