Page:Leblanc - Dorothée, danseuse de corde, paru dans Le Journal, 1923.djvu/37

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Plus loin un escalier conduisait aux chambres. Elle s’y dirigeait lorsqu’un grincement se produisit du côté de la porte. Et, tout de suite, bien qu’elle n’eût aucun indice, elle fut certaine que d’Estreicher allait apparaître. Peut-être l’avait-il suivie ? Peut-être l’avait-il attirée là, par un ensemble de machinations… Elle eut peur et ne songea qu’à la fuite. L’escalier ? Les chambres du premier étage ? Elle n’avait pas le temps. Près d’elle, il y avait une porte vitrée, sans doute celle qui menait à la cuisine, et, de là, à quelque issue par où elle pourrait se sauver.

Elle entra, et aussitôt s’avisa de son erreur. C’était un cabinet obscur, un placard plutôt, contre les planches duquel il lui fallut s’aplatir pour que le battant pût être fermé. Elle se trouvait prisonnière.

En même temps, très doucement, la porte principale était poussée. Deux hommes s’introduisirent avec précaution, et l’un d’eux souffla au bout d’un moment :

— La vieille dort.

À travers les vitres que recouvrait un morceau d’étoffe déchiré, Dorothée reconnut aisément d’Estreicher, malgré son col relevé et sa casquette dont les ailes rabattues se nouaient au-dessous du menton. Son complice également enfouissait dans un cache-nez la moitié de son visage.

— Ce que t’en fais des bêtises pour cette donzelle ! dit celui-ci.

— Des bêtises, non, grogna d’Estreicher. Je la surveille, voilà tout.

— Allons donc, t’es toujours dans son ombre. T’en perds la tête… jusqu’au jour où elle te la fera perdre pour de bon.

— Je ne dis pas non. Elle y a déjà presque réussi à Roborey. Mais j’ai besoin d’elle.

— Pourquoi ?

— Pour la médaille. Elle seule est capable de mettre la main dessus.

— Pas ici, en tout cas. Voilà deux fois qu’on fouille la maison.

— Mal, sans doute, puisque voilà qu’elle y vient, elle aussi. Quand nous l’avons aperçue, elle se dirigeait de ce côté. Elle aura eu vent du bavardage de la bonne, et elle aura choisi le jour où la vieille était seule.

— Ah ! tu y tiens, à ta mijaurée !

— Si j’y tiens, articula d’Estreicher sourdement. Qu’elle me tombe entre les griffes, et je te jure que la belle ne l’oubliera pas de sitôt !

Dorothée frémit. Il y a avait dans l’accent de cet homme à la fois une haine et une violence de désir, qui l’épouvantaient.

Il se taisait maintenant, posté derrière la porte, l’oreille aux aguets.

Quelques minutes s’écoulèrent. Juliette Assire dormait toujours, la tête de plus en plus inclinée sur son ouvrage.

À la fin d’Estreicher murmura :

— Elle ne viendra pas. Elle aura changé d’idée en cours de route.

— Eh bien, décampons, proposa le complice.

— Non.

— T’as une idée ?

— Une volonté… Découvrir la médaille.

— Mais puisque, deux fois déjà…

— On s’y est mal pris. Il faut changer de procédé. Tant pis pour la vieille !

Il frappa du poing sur la table, au risque de réveiller Juliette Assire.

— Enfin quoi, c’est trop bête ! La bonne l’a bien dit : « Il y a une médaille dans la maison, quelque chose comme on en cherche une au Manoir ». Alors, profitons de l’occasion, hein ? Ce qui n’a pas réussi avec le baron peut réussir aujourd’hui.

— Comment ! tu voudrais ?…

— La faire parler, oui, comme on a essayé de faire parler le baron. Seulement, c’est une femme, elle.

D’Estreicher avait enlevé sa casquette. Son visage mauvais exprimait une cruauté sauvage. Il marcha vers la porte, dont il ferma la serrure à double tour, et dont il mit la clef dans sa poche. Puis il revint jusqu’au fauteuil où la bonne femme dormait, la considéra un moment, et soudain, s’abattit sur elle, l’étreignit à la gorge, et la renversa contre le dossier.

Le complice ricana.

— T’as pas besoin de te donner tant de peine ! Si tu serres trop, tu vas la tuer, la malheureuse !

D’Estreicher ouvrit un peu les doigts. La vieille écarquillait les yeux et gémissait faiblement.

— Parle, ordonna d’Estreicher. Le baron t’a confié une médaille. Où l’as-tu mise ?

Juliette Assire ne comprenait pas bien ce qui lui arrivait. Elle se débattit. Exaspéré, il la secoua.

— Vas-tu bavarder, hein ? Où est la médaille, celle de ton ancien amoureux ? Il te l’a remise, hein ? Ne dis pas non, vieille carcasse. Ta bonne le raconte à qui veut l’entendre. Allons, parle. Sans quoi…

Il ramassa sur les dalles du foyer un des chenets de fer à boule de cuivre, et le brandit en criant :

— Un… deux… trois… À vingt, je te casse la tête !