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— Je dis qu’il est là, et qu’il ne perd pas une de nos paroles.

Raoul était stupéfait.

— Voyons, voyons, que signifie ? Vous l’apercevez ?…

— Non, mais je le devine, et, lui, il nous aperçoit.

— De quel endroit ?

— D’un endroit situé dans les Buttes. J’ai toujours pensé que ce nom de Manoir-aux-Buttes faisait allusion à quelque retraite impénétrable, et j’en ai découvert la preuve dans un vieux livre, qui parle précisément d’une retraite où les Vendéens se terraient et que l’on place aux environs de Tiffauges et de Clisson.

— Mais comment la connaîtrait-il ?

— Rappelez-vous que, le jour de l’agression, votre grand-père était seul ou se croyait seul. Se promenant dans les Buttes, il aura démasqué l’une des issues. Or, d’Estreicher l’épiait. Et depuis, le misérable se sert de ce refuge. Regardez le terrain, tout bossué et raviné. À droite, à gauche, de tous côtés, il y a place, dans le roc, pour des sortes d’observatoires d’où l’on peut tout voir et tout entendre de ce qui se passe en dessous, dans les limites du domaine. D’Estreicher est là.

— Qu’y fait-il ?

— Il cherche, affirma-t-elle, et, plus encore, il surveille mes recherches. Lui aussi (bien que je n’en puisse deviner la raison) il veut la pièce d’or. Et il craint que je ne le devance.

Raoul prononça :

— Mais il faut avertir la police !

— Pas encore. Le terrier doit avoir plusieurs issues dont quelques unes, peut-être, passent sous la rivière. Si on donne l’éveil au bandit, il s’échappe.

— Alors, votre plan ?

— Le faire sortir de ce terrier et le prendre au piège.

— Comment ? Quand ?

— Le plus tôt possible. J’ai vu l’usurier, le sieur Voirin, et il m’a montré l’acte de vente. Si le 31 juillet, à 17 heures, le sieur Voirin qui, toute sa vie, a désiré acquérir le Manoir-aux-Buttes, n’a pas reçu la somme de trois cent mille francs en espèces ou en titres sur l’État, le Manoir lui appartiendra.

— Je sais, fit Raoul, et comme il n’y a aucune raison pour qu’en un mois je devienne riche…

— Si, il y a une raison, celle qui a toujours soutenu votre grand-père. « Voirin, ne vous réjouissez pas, a-t-il dit. À la date du 31 juillet, je vous paierai rubis sur l’ongle. » Raoul, c’est la première fois que nous sommes en face d’une précision. Jusqu’ici des mots, une tradition confuse. Aujourd’hui, un fait. Un fait qui prouve que, d’après votre grand-père, toutes les légendes qui tournent autour de ces richesses promises aboutissent rigoureusement à un jour quelconque du mois de juillet.

La barque touchait le rivage. Dorothée sauta légèrement et s’écria, sans crainte d’être entendue :

— Raoul, nous sommes le 27 juin. Dans quelques semaines, vous serez riche. Moi aussi. Et d’Estreicher sera pendu haut et court, ainsi que je le lui ai prédit.


À la fin de cette même journée, la nuit commençant à tomber, la jeune fille se glissa hors du Manoir et gagna furtivement un chemin bordé de haies très hautes, qui la conduisit, en une heure, devant un petit jardin au fond duquel brillait une lumière.

Les investigations particulières de Dorothée lui avaient révélé le nom d’une vieille dame, Juliette Assire, que la rumeur publique désignait comme une des anciennes amies du baron. Avant de tomber malade, le baron lui rendait encore visite, bien qu’elle fut sourde, mal portante et d’esprit un peu faible. De plus, d’après une indiscrétion de la bonne qui la servait et que Saint-Quentin avait interrogée, Juliette Assire possédait une médaille du même genre de celle que l’on cherchait au Manoir.

L’idée de la jeune fille était de profiter d’une absence que faisait la bonne une fois par semaine pour frapper à la porte et interroger tout droit Juliette Assire. Mais le hasard en décida autrement. La serrure n’était pas fermée à clef et, lorsque Dorothée eut franchi le seuil de la salle basse et confortable où se tenait la vieille dame, elle s’aperçut qu’elle dormait sous la lumière de sa lampe, la tête baissée sur le canevas qu’elle était en train de broder.

— Si je cherchais ? pensa Dorothée. À quoi bon lui poser des questions auxquelles elle ne répondrait sans doute pas !

Elle regarda autour d’elle, examina les gravures accrochées au mur, la pendule sous son globe de verre, les candélabres.