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Il s’y cramponna et se hissa, aidé par Dorothée. Quand il fut à califourchon, Raoul lui jeta une corde qu’il attacha autour de sa taille, et dont la jeune fille garda l’une des extrémités. En quelques secondes, l’enfant toucha terre et Raoul n’avait pas encore regagné le portail que la clef grinçait et que les verrous étaient tirés.

Raoul s’élança dans le verger.

Dorothée, qui le suivait, dit à Montfaucon :

— Tu feras le tour de la maison et si tu vois une échelle appuyée contre le mur, jette-la bas.

Ils trouvèrent en effet, devant le perron, Goliath, qui grattait de ses pattes la porte close. On le fit taire et, dans le silence, ils entendirent, au-dessus d’eux, un bruit de lutte et de plaintes.

Rapidement, pour effrayer l’agresseur, le jeune homme tira un coup de revolver. Puis, avec sa clef, il ouvrit, et ils montèrent l’escalier en toute hâte.

Dans une des chambres de devant, qui était éclairée par deux lampes, le grand-père de Raoul, étendu la face au parquet, se convulsait en poussant de petits cris rauques.

Raoul se précipita à genoux, tandis que Dorothée, prenant une des lampes, courait dans une chambre située de l’autre côté du couloir, et dont elle avait aperçu la porte ouverte.

Cette chambre était vide. À la fenêtre, on voyait dépasser les bras d’une échelle.

Dorothée se pencha :

— Montfaucon !

— Je suis là, maman, répondit l’enfant.

— Tu as vu quelqu’un descendre et s’enfuir ?

— De loin, maman, comme je débouchais.

— Tu as reconnu l’homme ?

— L’homme était deux, maman.

— Ah ! il y en avait deux ?

— Oui… un autre… et puis le vilain monsieur…

Le grand-père de Raoul n’était pas mort, et n’était même pas en danger de mort. On pouvait croire, d’après certains détails de la lutte, que d’Estreicher avait tenté, par des menaces et par des violences, de contraindre le vieillard à révéler ce qu’il savait et, sans doute, à livrer la pièce d’or. En particulier le cou portait les traces des doigts qui s’y étaient agrippés. Le bandit et son complice avaient-ils réussi au dernier moment ?

Les domestiques ne tardèrent pas à rentrer. Le médecin, prévenu, déclara qu’il n’y avait aucune complication à craindre. Mais, au cours de la journée, on constata que le vieillard ne répondait pas aux questions, semblait ne pas entendre, et ne s’exprimait que par des balbutiements incompréhensibles.

La commotion, la peur, la souffrance… il était fou.



VII.

La date approche


Dans le pays plat où gît, sous la verdure, le Manoir-aux-Buttes, une gorge profonde, creusée par la rivière la Maine, enserre comme une boucle les prairies, les vergers et les bâtiments du Manoir. Des monticules, bossués de rocs et couverts de sapins, se dressent en hémicycle à l’intérieur de la propriété, et une dérivation de la Maine, coupant la boucle et isolant les Buttes, a formé un gracieux étang, qui reflète les pierres sombres, les briques roses et les ardoises de l’antique logis.

Aujourd’hui, c’est une ferme plutôt. Une partie du rez-de-chaussée abrite des celliers et des granges, témoignages d’une exploitation plus vaste, florissante jadis, mais très déchue depuis que s’en occupait le grand-père de Raoul.

Le vieux baron, comme on l’appelait — il avait droit au titre et à la particule, le domaine, avant la Révolution, constituant la baronnie d’Avernoie, — le vieux baron, grand chasseur et grand buveur, bel homme, aimant les femmes, se souciait fort peu de travailler, et son fils, le père de Raoul, avait hérité de ces habitudes insouciantes.

— J’ai fait ce que j’ai pu, une fois démobilisé, confia Raoul à la jeune fille, pour remonter le courant et ramener le bien-être ici. Mais, que voulez-vous ? mon père et mon grand-père ont vécu sur cette idée, qui résulte évidemment de la légende que vous connaissez : « Un jour ou l’autre, nous serons riches. Alors pourquoi se gêner ? » Et ils ne se sont pas gênés. Actuel-