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de la conscience. Ce qui est mal est mal. Pas de transactions là-dessus.

— On n’est heureux, disait-elle, que si on est d’accord avec les braves gens. Moi, je suis une brave fille.

Longtemps ainsi, elle s’expliqua sur elle-même. Saint-Quentin l’écoutait, bouche béante.

— Mon dieu ! Où as-tu appris tout cela ? Tu m’étonnes toujours, Dorothée. Et puis comment peux-tu deviner ce que tu devines ? L’autre jour, à Roborey, je n’y ai rien compris, rien de rien !

— Ah ! ça, c’est autre chose, dit-elle. C’est un besoin de combiner, d’organiser, de commander, un besoin d’entreprendre et de réussir. Quand j’étais enfant, je groupais tous les gosses du village et je formais des bandes. On se liguait contre un malfaiteur, on cherchait le mouton ou le canard dérobés à une pauvre femme, ou bien on s’ingéniait à faire des enquêtes. Ah ! les enquêtes, c’était mon fort. Avant que les gendarmes soient prévenus, je débrouillais une affaire, de telle sorte que les paysans des environs venaient consulter la gamine de treize à quatorze ans que j’étais. « Une vraie petite sorcière », disaient-ils. Mon Dieu, non ! Tu le sais comme moi, Saint-Quentin, si je joue quelque fois à la voyante et à la cartomancienne, tout ce que je raconte aux gens, je le tire des faits que j’observe et que j’interprète… Et je le tire aussi, je dois le dire, d’une espèce d’intuition qui me montre les choses sous un aspect qui n’apparaît pas tout de suite aux autres. Oui, je vois, bien souvent, avant de comprendre. Alors des histoires très compliquées me semblent à moi, du premier coup, très simples et je m’étonne toujours qu’on ne relève pas tel détail qui, cependant, porte en lui toute la vérité.

Saint-Quentin, subjugué, réfléchissait. Il hocha la tête :

— C’est cela, c’est cela. Rien ne t’échappe, tu penses à tout. Et voilà comment les boucles d’oreilles au lieu d’avoir été volées par Saint-Quentin l’ont été par d’Estreicher. Et c’est d’Estreicher, et non pas Saint-Quentin, qui ira en prison, parce que tu l’as voulu ainsi.

Elle se mit à rire.

— Je l’ai peut-être voulu ainsi. Mais la justice n’a pas l’air de se soumettre à mes volontés. Les journaux ne parlent de rien. Il n’est pas question du drame de Roborey.

— Alors, qu’est devenu ce misérable ?

— Je ne le sais pas.

— Et tu ne pourras pas le savoir ?

— Si, affirma-t-elle.

— Comment ?

— Par Raoul Davernoie.

— Tu vas donc le voir ?

— Je lui ai écrit.

— Où ?

— À Roborey.

— Il t’a répondu ?

— Oui. Un télégramme que j’ai été chercher à la poste avant la représentation.

— Et il nous rejoint ?

— Oui. En quittant Roborey et en retournant chez lui, il doit nous rejoindre à Vitré, vers trois heures. Il est trois heures.

Ils étaient montés sur un point de la ville d’où l’on découvrait une route qui serpentait parmi des prairies et des bois.

— Tiens, dit-elle. Son auto ne doit pas tarder à paraître… c’est la route…

— Tu crois vraiment ?…

— Je crois vraiment que ce brave jeune homme ne manquera pas l’occasion de me revoir, fit-elle en souriant.

Saint-Quentin, toujours un peu jaloux et qui s’inquiétait facilement, soupira :

— Tous ceux avec qui tu parles sont ainsi… aimables… empressés…

Ils attendirent quelques minutes. Une auto surgit, entre deux haies. Ils allèrent au-devant, ce qui les rapprocha de la roulotte autour de laquelle jouaient les trois gamins.

Un instant passa. L’auto escalada la pente et déboucha d’un tournant, conduite par Raoul Davernoie. S’élançant à sa rencontre, et, d’un geste, l’empêchant de descendre, Dorothée lui cria :

— Eh bien, qu’y a-t-il ? Arrêté ?

— Qui ? d’Estreicher ? fit Raoul, un peu interloqué par cet accueil.

— Évidemment, d’Estreicher… On l’a livré, n’est-ce pas ? Il est sous les verrous ?

— Non.

— Alors ? fit Dorothée.

— Il s’est échappé.

La réponse lui donna un coup.

— D’Estreicher, libre !… libre d’agir !… Ah ! c’est effroyable.

Et, entre ses dents :

— Mon Dieu… mon Dieu ! pourquoi ne suis-je pas restée ? j’aurais empêché cette évasion…

Mais les plaintes ne servaient à rien, et Dorothée n’était pas femme à se lamenter longtemps. Sans tarder, elle interrogea le jeune homme :

— Pourquoi êtes-vous resté au château ?

— Précisément… à cause de d’Estreicher.