Page:Leblanc - Dorothée, danseuse de corde, paru dans Le Journal, 1923.djvu/29

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Ils continuèrent.

Chaque chambre avait son cabinet de toilette et son débarras qui servait de garde-robe. Ils s’arrêtèrent devant le dernier vasistas. Saint-Quentin l’enjamba, puis ouvrit à Dorothée le cabinet de toilette.

Entre ce cabinet de toilette et la chambre, une porte. Dorothée l’entre-bâilla et lança prudemment un jet de lumière.

— Il dort, dit-elle.

De la sacoche, elle tira un large mouchoir, déboucha un petit flacon de chloroforme et versa quelques gouttes sur le mouchoir.

En travers du lit, tout habillé, comme un homme assailli par le sommeil, d’Estreicher dormait si profondément que la jeune fille alluma l’électricité. Puis, d’un geste doux, elle lui posa le linge chloroformé sur la figure.

L’homme soupira, se débattit un peu, puis ne bougea plus.

Avec précaution, Saint-Quentin et Dorothée passèrent chacun de ses bras dans le nœud coulant d’une corde dont ils fixèrent les deux extrémités aux montants du fer de lit. Puis, vivement, sans plus se gêner, ils rabattirent les draps et les couvertures autour des jambes et du buste et nouèrent le tout avec le tapis de la table et les embrasses des rideaux.

Cette fois, d’Estreicher s’était réveillé. Il voulut se défendre. Trop tard. Il appela. Dorothée lui entoura d’une serviette le bas de la figure.

Le lendemain matin, M.  et Mme de Chagny prenaient leur café avec Raoul Davernoie dans la grande salle du château, quand le concierge vint les avertir que, au lever du jour, la directrice du cirque Dorothée avait demandé qu’on lui ouvrît la grille, et la roulotte s’en était allée. La directrice laissait une lettre adressée au comte de Chagny. Ils montèrent tous trois dans le boudoir de la comtesse. La lettre était ainsi conçue :

« Mon cousin (offusqué, le comte eut un haut-le-corps et reprit) :

« Mon cousin, j’ai fait un serment, et je le tiens. L’homme qui pratiquait les fouilles du château et, la nuit dernière, volait les boucles d’oreilles, est le même qui, il y a cinq ans, a dérobé la médaille et empoisonné mon père.

» Je vous le livre. Que la justice suive son cours…

» Dorothée, princesse d’Argonne. »

M.  et Mme de Chagny et leur cousin se regardèrent avec stupeur. Qu’est-que cela voulait dire ? Qui était le coupable ? Comment et où l’avait-elle livré ?

— Dommage que d’Estreicher ne soit pas encore descendu de sa chambre, observa M. de Chagny. Il est de bon conseil.

La comtesse prit sur la cheminée la boîte en carton que d’Estreicher lui avait confiée et l’ouvrit résolument. La boîte contenait exactement ce qu’avait dit Dorothée : des cailloux blancs et des coquillages. Alors, pourquoi d’Estreicher semblait-il accorder tant d’importance à sa découverte ?

Quelqu’un frappa discrètement à la porte du boudoir. C’était le maître d’hôtel, l’homme de confiance de M. de Chagny.

« Qu’y a-t-il, Dominique ?

— Monsieur le comte, on a pénétré dans le château, cette nuit…

— Impossible ! affirma M. de Chagny d’un ton péremptoire. Les portes sont toujours fermées. Par où serait-on passé ?

— Je ne sais pas. Mais j’ai trouvé une échelle debout dans le couloir, devant l’appartement de M. d’Estreicher, et le vasistas de la garde-robe a été fracturé. Les malfaiteurs ont pénétré dans le cabinet de toilette, et sont repartis par la porte du couloir une fois leur besogne accomplie.

— Quelle besogne ?

— Je ne sais pas, monsieur le comte. Je ne me suis pas permis de pousser plus loin mon enquête. J’ai tout remis en place.

M. de Chagny tira de sa poche un billet de cent francs.

— Pas un mot de tout cela, Dominique. Surveillez le corridor, pour que personne ne nous dérange.

Raoul et sa femme le suivirent. La porte entre le cabinet de toilette et la chambre de d’Estreicher était également ouverte. Une odeur de chloroforme emplissait la pièce.

Le comte poussa un cri.

Sur son lit, d’Estreicher était étendu, bâillonné et solidement attaché. Ses yeux roulaient, furieux. Il gémissait.

À côté de lui, il y avait le cache-nez que Dorothée avait décrit comme appartenant à l’homme qui pratiquait les fouilles.

Sur la table, bien en évidence, les boucles d’oreilles.

Mais quelque chose d’effrayant, de bouleversant, leur apparut à tous trois en même temps, quelque chose qui était la preuve irréfutable du crime commis contre Jean d’Argonne et du vol de la médaille. Le bras droit, nu, pendait le long du lit, attaché par le poignet. Et, sur ce bras, on lisait ces trois mots tatoués :

In robore fortuna.