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Le comte cependant reprit :

— La fièvre sera revenue… le délire… et, machinalement, il aura bu le poison : Ou du moins l’hypothèse est plausible…, car enfin, qu’est-ce que cette main d’homme aurait versé dans le verre ? Mais j’avoue que nous n’avons pas obtenu de certitude à ce propos. D’Estreicher et le père de Raoul, prévenus aussitôt par moi, m’accompagnèrent à Chartres. Malheureusement l’administration, le major et les deux infirmières avaient été changés, de sorte que je me heurtai au document officiel qui attribuait la mort à des complications infectieuses. D’ailleurs devions-nous chercher plus loin ? Ce ne fut pas l’opinion de mes deux cousins, ni la mienne. Un crime… comment le prouver ? Par ces quelques lignes où un malade raconte le cauchemar qui l’a hanté ? Impossible. N’est-ce pas votre avis, mademoiselle ?

Dorothée ne répondit pas, ce qui démonta quelque peu M. de Chagny. Il parut se défendre, non sans humeur :

— Mais nous ne le pouvions pas, mademoiselle ! À cause de la guerre, nous nous heurtions à des difficultés sans nombre. C’était impossible ! Nous devions nous en tenir au seul fait qui demeurait acquis et ne pas nous aventurer au-delà de cette chose réelle que je formulerai ainsi : en dehors de nous quatre, de nous trois plutôt, puisque d’Argonne, hélas ! n’était plus, il y avait une quatrième personne qui s’attaquait au problème que nous tâchions de résoudre et qui, même, avait sur nous une avance considérable. Un rival, un ennemi surgissait, capable des pires actions pour atteindre son but. Quel ennemi ?

» Les événements ne permirent pas de nous occuper de cette affaire, et pas davantage de vous retrouver comme nous l’aurions voulu. Deux lettres que j’écrivis à Bar-le-Duc restèrent sans réponse. Les mois s’écoulèrent. Georges Davernoie fut tué à Verdun, d’Estreicher blessé en Artois, et moi-même envoyé en mission à Salonique d’où je ne revins qu’après l’armistice. Dès l’année suivante, les travaux commencèrent ici. L’inauguration avait lieu hier, et c’est aujourd’hui que le hasard vous y amenait.

» Vous comprenez, mademoiselle, quelle fut notre stupéfaction lorsque, coup sur coup, nous apprîmes par vous, d’abord que des fouilles étaient pratiquées à notre insu, ensuite, que le lieu de ces fouilles s’expliquait par le mot fortuna, qui précisément complétait l’inscription que votre père avait lue deux fois, sur la médaille d’or et sur le bras de l’homme qui lui avait volé cette médaille. Notre confiance en votre extraordinaire lucidité devenait telle que Mme de Chagny et que Raoul Davernoie voulaient vous mettre au courant de toute cette histoire, et je dois reconnaître que Mme de Chagny faisait preuve d’intuition et de jugement, puisque la confiance que nous éprouvions s’adressait à cette Yolande d’Argonne que son père nous recommandait.

» Il est donc naturel, mademoiselle, que nous vous offrions de collaborer à nos efforts. Vous prenez la place de Jean d’Argonne, comme Raoul Davernoie a pris la place de Georges Davernoie. Notre association continue. »

Une ombre se mêlait au contentement que M. de Chagny ressentait de son discours et de sa proposition magnanime : Dorothée gardait un silence obstiné. Ses yeux regardaient dans le vide. Elle ne bougeait pas. Estimait-elle que le comte ne s’était pas donné beaucoup de peine pour retrouver la fille de son parent d’Argonne et pour la soustraire à la vie qu’elle menait ? Gardait-elle quelque rancune de l’humiliation qu’on lui avait fait subir en l’accusant du vol des boucles d’oreilles ? Mme de Chagny l’interrogea doucement :

— Qu’avez-vous, Dorothée ? Cette lettre vous a tout assombrie. La mort de votre père, n’est-ce pas ?…

— Oui, fit Dorothée, au bout d’un instant et d’une voix sourde… C’est une chose terrible…

— Vous croyez aussi qu’on l’a tué ?…

— Certes. Sans quoi on aurait retrouvé la médaille. D’ailleurs ces quelques pages sont formelles.

— Et, d’après vous, on aurait dû saisir la justice ?

— Je ne sais pas… je ne sais pas… dit la jeune fille.

— Mais si vous pensez ainsi, on peut reprendre l’affaire. Nous vous prêterons notre concours, soyez-en sûre.

— Non, dit-elle, j’agirai seule. Cela vaut mieux. Je découvrirai le coupable, et il sera puni. Je le promets à mon père… Je lui en fais le serment…

Elle prononça ces mots avec une gravité réfléchie, et en avançant un peu la main.

— Nous vous y aiderons, Dorothée, affirma la comtesse. Car j’espère bien que vous ne partirez pas… Vous êtes ici chez vous.

Dorothée hocha la tête.

— Vous êtes trop bonne, madame.

— Ce n’est pas de la bonté. C’est de l’affection. Vous avez tout de suite gagné mon cœur, et je vous demande votre amitié.

— Vous l’avez, madame, et tout entière. Mais…