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d’Argonne se souvenait d’une médaille en or dont son père lui avait signalé jadis l’importance. Son père était mort d’un accident de chasse quelques jours plus tard, sans lui en avoir dit davantage. Mais Jean d’Argonne affirmait que cette médaille portait quelques mots en inscription, et que l’un de ces mots, il se le rappelait tout à coup, était ce mot de Roborey autour duquel décidément se concentraient toutes nos espérances. Il nous annonça donc son intention de fouiller les quelque vingt malles qu’il avait pu, au mois d’août 1914, sauver du pillage imminent de sa gentilhommière et mettre à l’abri dans un hangar de Bar-le-Duc. Mais, auparavant, comme nous étions d’honnêtes gens, exposés aux hasards de la guerre, nous fîmes tous quatre le serment solennel que toutes nos découvertes, relatives au fameux trésor, seraient mises en commun. D’ores et déjà, le trésor, si la Providence consentait à nous l’accorder, nous appartenait à tous les quatre, et Jean d’Argonne, dont la permission expirait, nous quitta.

— C’était à la fin de 1915, n’est-ce pas ? demanda Dorothée. Nous avons passé huit jours ensemble, les meilleurs de ma vie. Je ne devais pas le revoir.

— Fin 1915, en effet, confirma M. de Chagny. Un mois plus tard, Jean d’Argonne, blessé dans le Nord, était évacué sur Chartres, d’où il nous écrivit, quelque temps après, une longue lettre… restée inachevée…

Mme de Chagny eut un geste. Elle semblait désapprouver son mari.

— Si, si, je remettrai cette lettre, dit fermement le comte.

— Peut-être avez-vous raison… prononça Mme de Chagny. Cependant…

— Que craignez-vous, madame ? demanda Dorothée.

— Je crains que l’on ne vous fasse une peine inutile, Dorothée. La fin de ces pages vous révélera des choses très douloureuses.

— Que notre devoir est de lui communiquer, déclara le comte d’un ton péremptoire.

Et il tira de son portefeuille et déplia une lettre marquée du signe de la Croix-Rouge. Dorothée sentit son cœur qui se serrait. Elle reconnaissait l’écriture de son père. La comtesse lui pressa la main. Elle vit que Raoul Davernoie la regardait avec un air de compassion, et, la figure inquiète, cherchant moins à comprendre les phrases qu’elle entendait qu’à deviner la fin de cette lettre, elle écouta.

« Mon cher Octave,

» Je vous rassurerai tout d’abord sur ma blessure. Ce n’est rien. Pas de complication à craindre. À peine, le soir, un peu de fièvre, qui déconcerte le major, mais tout cela passera, n’en parlons plus, et arrivons tout de suite à mon voyage à Bar-le-Duc.

» Octave, je vous dirai sans retard qu’il n’a pas été inutile, et qu’après de patientes recherches, j’ai fini par dénicher, entre des piles de bottes et ces amas d’objets inutiles qu’on emporte quand on se sauve, la précieuse médaille. Dès la fin de ma convalescence et lors de mon passage à Paris, je vous la montrerai. Mais, dès maintenant, et tout en gardant secrètes les indications gravées sur une des faces, je puis vous dire que l’autre face porte ces trois mots latins : In robore fortuna, trois mots qui peuvent se traduire ainsi : « La fortune est dans la fermeté d’âme », mais qui, par la présence de ce mot « robore » et malgré la différence d’orthographe, font sans doute allusion au château de Roborey où conséquemment serait cachée la fortune dont parlent nos légendes de famille.

» Ne voilà-t-il pas, mon cher Octave, un pas en avant dans la voie de la vérité ? Nous ferons mieux. Et peut-être y serons-nous aidés, de la façon la plus imprévue, par une jeune personne vraiment curieuse, avec laquelle je viens de passer quelques jours qui m’ont ravi… je veux dire ma chère petite Yolande.

» Vous savez, mon cher ami, que j’ai bien souvent regretté de n’avoir pas été le père que j’aurais voulu. Ma passion pour celle qui fut la mère de Yolande, mon chagrin de sa mort, ma vie errante durant les années qui suivirent, tout cela me tint éloigné de la modeste ferme que vous appelez une gentilhommière, et qui n’est plus, j’en suis sûr, qu’un monceau de ruines.

» Pendant ce temps, Yolande vivait sous la garde des fermiers, s’élevant elle-même, s’instruisant auprès du curé ou de l’instituteur, auprès de la nature surtout, aimant les bêtes, cultivant les fleurs, exubérante et très réfléchie. Plusieurs fois, au cours de mes visites à Argonne, elle m’avait étonné par son sens pratique et par son intelligence. Cette fois-ci, j’ai trouvé, dans l’ambulance de Bar-le-Duc, où elle s’est, de sa propre autorité, établie comme aide-infirmière, une jeune fille. Quinze ans à peine, et l’on n’imagine pas l’ascendant qu’elle exerce sur tous ceux qui l’entourent. Elle juge les événements comme une grande personne, elle se décide selon ses propres raisonnements, elle a une vision toujours juste de la réalité, non pas telle qu’on l’aperçoit, mais telle qu’elle est sous les apparences.