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— Par la préfecture de Châlons, qui est le chef-lieu du département où je suis née.

— Montrez-moi.

Visiblement la jeune fille hésita. Elle regarda le comte Octave, puis la comtesse. Elle les avait priés de venir justement pour qu’ils fussent témoins de son interrogatoire, et connussent les réponses qu’elle se proposait de faire, et voilà que, au dernier moment, elle en concevait quelque regret.

— Devons-nous nous retirer ? offrit la comtesse.

— Non, non, répliqua-t-elle vivement, au contraire, je tiens à ce que vous sachiez…

— Et nous ? demanda Raoul Davernoie.

— Oui, dit-elle en souriant. Il y a là un fait que mon devoir est de vous divulguer. Oh ! rien de très important. Mais… tout de même…

Elle sortait de son registre une carte salie aux coins déchiquetés.

— Voici, dit-elle.

Le brigadier examina la carte avec attention, et prononça, du ton de quelqu’un à qui l’on n’en raconte pas :

— Mais ce n’est pas votre nom… C’est un nom de guerre, bien entendu… comme vos jeunes camarades ?…

— Nullement, brigadier.

— Voyons, voyons, vous ne me ferez pas croire…

— Voici mon bulletin de naissance à l’appui, brigadier, avec le timbre de la commune d’Argonne.

Le comte de Chagny s’écria :

— Comment ! vous êtes du village d’Argonne ?

— Ou plutôt j’étais, monsieur le comte, car ce petit village ignoré qui a donné son nom à toute la région de l’Argonne n’existe plus. La guerre l’a supprimé.

— Oui… oui… je sais, fit le comte. Nous avions là un ami… un parent… N’est-ce pas, d’Estreicher ?

— Jean d’Argonne, sans doute ? demanda-t-elle.

— En effet… Jean d’Argonne, mort à l’hôpital de Chartres, des suites d’une blessure… le lieutenant prince d’Argonne… Vous l’avez connu ?

— Je l’ai connu.

— Où ? Quand ? Dans quelles conditions ?

— Mon Dieu, dit-elle, dans les conditions ordinaires où l’on connaît quelqu’un qui vous touche de près.

— Comment, vous aviez avec Jean d’Argonne des liens… des liens de parenté ?

— Des liens très étroits. C’était mon père.

— Votre père, Jean d’Argonne ! Que dites-vous ? C’est impossible. Voyons, quoi… la fille de Jean s’appelait Yolande.

— Yolande-Isabelle-Dorothée.

Le comte arracha la carte que le brigadier tournait et retournait en tous sens, et, à haute voix, il lut, stupéfait :

— Yolande-Isabelle-Dorothée, princesse d’Argonne.

Elle acheva en riant :

— Comtesse Marescot, baronne de la Hêtraie, de Beaugreval et autres lieux.

Le comte s’empara également du bulletin de naissance et, syllabe par syllabe, de plus en plus confondu, il scanda lentement :

— Yolande-Isabelle-Dorothée, princesse d’Argonne, née à Argonne, le 14 octobre 1900, fille légitime de Jean Marescot, prince d’Argonne, et de Jessie Varenne.

Le doute n’était plus possible. L’état civil auquel prétendait la jeune fille se justifiait par des preuves, que l’on pensait d’autant moins à récuser que la vérité imprévue expliquait précisément tout ce qui semblait inexplicable dans les manières et dans l’apparence même de Dorothée.

La comtesse s’abandonnait à son émotion.

— Yolande ? Vous êtes la petite Yolande dont Jean d’Argonne nous parlait si affectueusement !

— Il m’aimait bien, dit la jeune fille. Les circonstances ne nous ont pas permis de vivre toujours l’un près de l’autre, comme je l’aurais voulu. Mais je l’aimais comme si je l’avais vu chaque jour.

— Oui, dit la comtesse, on ne pouvait pas ne pas l’aimer. Je ne l’ai vu pourtant que deux fois dans ma vie, à Paris, au début de la guerre. Mais quel souvenir charmant j’ai conservé de lui ! Un être plein de gaîté et d’exubérance ! Comme vous, Dorothée ! D’ailleurs je le retrouve en vous… Les yeux… le sourire surtout.

Dorothée montra deux photographies qu’elle tira de ses papiers.

— Son portrait, madame. Vous le reconnaissez ?

— Si je le reconnais ! Et l’autre, cette dame ?…

— Ma mère, morte depuis longtemps, et qu’il adorait.

— Oui, oui, je sais… Elle avait fait du théâtre autrefois, n’est-ce pas ? Je me rappelle. Nous causerons de tout cela, voulez-vous, et de votre existence, des épreuves qui vous ont forcée à vivre de la sorte. Et d’abord, comment êtes-vous ici ? Pourquoi ?

Dorothée raconta par quel hasard elle avait vu sur une plaque indicatrice le mot même de Roborey, que son père répétait en mourant. Mais le comte Octave les interrompit.