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toute son attention se fixait sur quelqu’un dont la silhouette s’estompait et se perdait dans l’ombre ainsi qu’un fantôme.

— Je ne le vois plus, dit-elle… je ne vois plus rien. Ah ! si, le perron du château… La porte se referme doucement… Et puis… et puis un escalier… un long corridor à peine éclairé par de petites fenêtres… Cependant je distingue des gravures… des chevaux qui galopent… des chasseurs en habit rouge… Ah ! l’homme… l’homme est là, agenouillé, devant une porte… il trouve la serrure… Il entre…

— Un domestique, sûrement… fit la comtesse d’une voix sourde… Et c’est une chambre du premier étage, puisqu’il y a des gravures dans le couloir. Comment est-elle, cette chambre ?

— Les volets sont clos. L’homme a allumé sa lampe de poche, et il cherche autour de lui… Sur la cheminée un calendrier… C’est aujourd’hui, mercredi… Et une pendule empire à colonnes dorées…

— La pendule de mon boudoir, murmura la comtesse.

— Elle marque cinq heures trois quarts… La lumière de la lampe est aussitôt projetée à l’opposé, sur un meuble d’acajou à deux battants. L’homme ouvre ces deux battants, et démasque un coffre-fort.

On écoutait Dorothée, dans un silence anxieux. L’émotion contractait les figures. Comment n’eût-on pas ajouté foi à toute cette vision que décrivait la jeune fille, alors qu’elle n’avait jamais pénétré dans le château, jamais franchi le seuil de ce boudoir, et que, néanmoins, elle évoquait les choses même qui eussent dû lui être inconnues ?

Bouleversée, la comtesse articula :

— Le coffre-fort était fermé… j’en suis certaine… j’ai fermé après avoir rangé mes bijoux… j’entends encore le bruit du battant qui claque…

— Fermé, oui. Mais la clef est dessus.

— Qu’importe ! j’avais brouillé les lettres de la serrure.

— Non, puisque la clef tourne.

— Impossible !

— La clef tourne. Je vois les trois lettres.

— Les trois lettres ! Vous les voyez ?

— Nettement. Un R, un O et un B, c’est-à-dire les trois premières lettres du mot Roborey. Le coffre est ouvert. Il y a une cassette. La main de l’homme fouille… et prend…

— Quoi ? quoi ? Qu’est-ce qu’il a pris ?

— Deux boucles d’oreilles.

— Deux saphirs, n’est-ce pas ? Deux saphirs ?…

— Oui, madame, deux saphirs.

Très inquiète, les mouvements saccadés, la comtesse sortit rapidement, suivie de son mari et de Raoul Davernoie. Et Dorothée entendit le comte Octave qui disait :

— Si c’est vrai, vous avouerez, Davernoie, que ce cas de divination serait bien étrange.

— Bien étrange, en effet, répéta d’Estreicher, qui les accompagnait aussi, mais qui referma la porte sur eux et refit quelques pas dans le salon, avec l’intention évidente de parler à la jeune fille.

Dorothée s’était débarrassée de son foulard et se frottait les yeux comme quelqu’un qui sort des ténèbres. Le gentilhomme barbu et elle se regardèrent un instant tous les deux. Puis, après une hésitation, il reprit la direction de la porte. Mais là, de nouveau, il se ravisa et, tourné vers Dorothée, il caressa longuement sa barbe épaisse, et à la fin, laissa échapper un petit ricanement joyeux.

Dorothée, qui n’était jamais en reste quand il s’agissait de rire, fit comme le gentilhomme barbu.

— Vous riez ? dit-il.

— Je ris parce que vous riez. Mais j’ignore la raison de votre gaîté. Puis-je la connaître ?

— Certainement, mademoiselle. Moi, je ris parce que je trouve cela très amusant.

— Qu’est-ce qui est très amusant ?

D’Estreicher fit encore deux ou trois pas en avant, et répliqua :

— Ce qui est très amusant, c’est l’idée de confondre en un seul et même personnage l’individu qui a creusé sous la dalle et cet autre individu qui a pénétré cette nuit dans le château et volé les bijoux.

— C’est-à-dire ? interrogea la jeune fille.

— C’est-à-dire, pour être plus précis encore, l’idée de mettre d’avance le vol commis par le sieur Saint-Quentin…

— Sur le dos du sieur d’Estreicher, acheva Dorothée.

Le gentilhomme barbu réprima une grimace, mais ne protesta point. Il s’inclina :

— C’est cela même. Autant jouer cartes sur table, n’est-ce-pas ? Vous n’êtes pas, et je ne suis pas de ceux qui ont des yeux pour ne pas voir. Et si j’ai vu une silhouette noire se glisser, cette nuit, par une fenêtre, vous avez vu, vous…