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consciemment. Elle ne se rendait pas compte de la situation, dans sa lassitude. Oh ! qu’elle était lasse ! L’épouvante de tout à l’heure, les émotions de toute la journée, la fatigue, l’avaient brisée. L’étourdissement du champagne voltigeait encore, comme un vertige léger, dans son cerveau. Tout cela et surtout ce regard, ce regard sur elle, doux et fort, l’ensevelissait dans une sorte d’ivresse endormeuse où toutes ses forces défaillaient, sans souffrance comme sans déplaisir…

Elle eut pourtant, parlant comme en un songe, un balbutiement :

— Ne m’embrassez pas… il ne faut pas m’embrasser… Mon Dieu !… J’ai eu tort !… Maman m’avait bien dit…

Elle semblait une enfant qui se plaint.

Elle paraissait petite, faible, mais si désirable dans son abandon…

Elle rouvrit une seconde les yeux, vit l’homme toujours penché sur elle, vit son regard…

— Je vous en prie, gémit-elle plus bas encore. Je vous en supplie… je… je veux partir.

Et dans un souffle :

— Je veux partir… Aidez-moi à partir…

Elle retomba, plus abandonnée, sur les coussins du divan, les yeux clos, endormie, pacifiée.

Il se pencha lentement vers sa bouche entr’ouverte…



V

Le jeune homme brun


Valnais, affolé, malgré l’aide à lui apportée par Thureau, eut quelque peine à tirer Mme Destol de l’évanouissement où elle était plongée. Avec ardeur, il lui frappa les mains, lui fit respirer de l’éther, trouvé sur la toilette de Baratof, et, imbibant d’eau de Cologne une serviette, il lui en frotta les tempes, le front et même toute la figure.

Le résultat fut de rendre au visage de Mme Destol son aspect naturel et de transporter le maquillage multicolore dont ce visage était chargé sur la serviette qui devint ainsi pareille à la plus capricieusement bigarrée des palettes.

Le résultat fut aussi, enfin, de rendre ses esprits à Mme Destol. Elle ouvrit des yeux encore hagards et se remonta légèrement, aidée de ses soigneurs, dans le fauteuil où ils l’avaient déposée.

— Là, ça va mieux ? Là, ça va mieux ? disait le bon Valnais.

Cependant, le commissaire de police continuait son enquête. Il interrogeait, après le garçon d’étage, le portier qui avait vu entrer le « grand jeune homme brun » et qui déclarait que celui-ci était déjà venu dans la journée, et le valet de chambre qui avait entendu la dispute et qui avait dit à son collègue Manuel « Ça chauffe là-dedans » ; enfin, le maître d’hôtel qui, au dîner, avait servi Baratof et l’inconnu.

Ce dernier employé du Nouveau-Palace déclara que les deux hommes, pendant les moments de leur repas où il était présent, n’avaient échangé que des propos insignifiants. Ils semblaient en bons termes et même sur un pied de familiarité puisqu’ils se tutoyaient et s’appelaient par leurs noms : Baratof, Gérard.

— Vous ne pouviez pas dire ça tout de suite, s’écria le commissaire. Il s’appelle Gérard ? C’est un renseignement.

Cet estimable magistrat avait de l’ambition. Il eût voulu, dans cette affaire qui apparaissait comme sensationnelle, obtenir un résultat décisif avant l’arrivée du juge d’instruction et des représentants de la police judiciaire. Mais, à la réflexion, il dut reconnaître que le renseignement était mince. Gérard, un simple prénom, et qui n’était peut-être même pas le vrai prénom de l’inconnu…

Que cet inconnu fût l’assassin, le commissaire n’en doutait pas, et chaque détail nouveau qu’il relevait renforçait sa conviction. La nature de l’assassinat ? Querelle soudaine, ou crime prémédité. Le mobile ? Vengeance, ou rivalité, ou vol.