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— Plus tard, dit-il, plus tard. Pour le moment ne voulez-vous pas danser avec moi ?

Elle se défendit, effarouchée.

— Oh non, non, je ne veux pas danser ici… Dans cette foule… Et ne me versez pas de champagne !

— Je sais… Cela vous tourne la tête.

— Comment ? vous savez ? Et où m’avez-vous vue, avant cet après-midi ?

Il se pencha vers elle, satisfait de l’intriguer de nouveau, fixant ses yeux sur les siens.

— Rappelez-vous, mademoiselle, l’autre hiver, vous êtes venue à une fête de bienfaisance au Cercle interallié. Vous avez parlé un moment, avec un monsieur assez âgé, grand, à favoris. Il a insisté pour vous conduire au buffet et vous offrir du champagne. Vous avez refusé, comme vous venez de me refuser, en lui disant que le champagne vous montait à la tête.

— Oui, je me souviens très bien, et ce monsieur, dont je n’ai jamais su le nom, m’a demandé de lui signer son programme.

— Vous avez bonne mémoire.

— Mais, ce monsieur, ce n’était pas vous…

— Ce n’était pas moi, mais il m’a parlé de votre rencontre et de votre charme, et, sur le programme, j’ai lu votre nom… Nelly-Rose… C’est un nom que je me répétais souvent, là-bas, en Russie, au cours d’une mission dangereuse que j’accomplissais… Nelly-Rose… Il me semblait que votre nom et que votre photographie me portaient bonheur. Il me semblait, — c’était fou et chimérique, mais je suis parfois chimérique, — que je surmontais, grâce à vous, toutes les difficultés et toutes les fatigues…

Ainsi Gérard mêlait-il à la réalité des éléments propres à la parer d’une couleur plus vive. Sous le clair regard de Nelly-Rose, il était gêné de mentir, mais il biaisait avec la vérité, et l’interprétait à sa façon. Pour rien au monde il n’eût voulu révéler à la jeune fille la découverte des titres et de la fortune paternelle ; cela lui eût paru un moyen d’action sur elle dont il refusait de se servir. Mais il laissait deviner qu’il y avait quelque chose entre eux, dans le passé, un mystère qui les rapprochait à leur insu. Et il jouait son rôle en acteur consommé, qui veut séduire et profiter d’une de ces heures uniques que le destin ne vous accorde pas deux fois. Demain, il serait trop tard.

Nelly-Rose l’écoutait, sans oser lever les yeux sur lui. Les inflexions tendres de cette voix, la ferveur persuasive et respectueuse de l’attitude, le romanesque de l’aventure, si dangereux pour une âme féminine où la chimère et l’impossible s’unissaient aux qualités les plus grandes, tendaient à la déséquilibrer.