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forts de mémoire, je ne peux rien dire de précis… Comme tous les soirs où je suis de garde, vers minuit, je me suis un peu endormi dans l’office, sur ma chaise… Pourtant, de là, je voyais le couloir et la porte de l’appartement et, si on était sorti ça m’aurait réveillé…

— Alors, vous croyez que M. Baratof n’est pas sorti ?

— Non, monsieur.

— Quelqu’un est venu le voir ?

— Oui, un de ses amis qui a dîné avec lui, ici, dans le salon, le maître d’hôtel Robert les a servis. L’ami de M. Baratof est parti vers neuf heures, et il est revenu vers onze heures. Alors, j’ai entendu des éclats de voix… comme une dispute… Louis, le valet de chambre, a entendu aussi… Même il m’a dit : « Ça chauffe chez le Russe. » Et, vers 11 heures et demi, l’ami de M. Baratof est reparti…

— Et personne n’est venu depuis ?

— Non, monsieur, j’en pourrais jurer. Comme j’ai dit, je somnolais, mais ça m’aurait réveillé.

— Et comment était l’ami de M. Baratof ?

— Un grand, jeune, brun, le teint basané, très élégant.

— C’est lui, c’est lui, souffla à Valnais Mme Destol éperdue. C’est lui qui est venu tantôt, qui est venu ce soir, qui a emmenée Nelly-Rose, sans doute en se faisant passer pour Baratof…

— Il faut absolument retrouver cet inconnu jeune et brun, dit le commissaire de police à Thureau. Tout porte à croire que c’est lui l’assassin.

— Cela semble hors de doute, dit Thureau.

— Mon Dieu ! ma pauvre Nelly-Rose, gémit Mme Destol.

Et elle s’affaissa évanouie dans les bras de Valnais.



III

Griserie


Le trajet est court du Trocadéro à Auteuil. Dans les rues, désertes à cette heure de la nuit, le taxi, conduit par le chauffeur Ibratief, roulait à grande allure.

Gérard, pour ne pas laisser à Nelly-Rose le loisir de se reprendre et de réfléchir à l’imprudence qu’elle commettait en se fiant à lui, parla sans cesse, donnant de nouveaux détails sur la pension russe où il l’emmenait. Peine peut-être superflue, car Nelly-Rose ne songeait ni à se reprendre ni à se défier. L’attitude de son compagnon était si cordiale et si respectueuse que la jeune fille ne doutait pas que tout péril fût écarté.

C’est seulement quand la voiture s’arrêta près du viaduc d’Auteuil, non loin de la Seine, devant la pension russe, que Nelly-Rose eut un moment d’inquiétude.

« Et s’il m’avait amenée ailleurs ? se dit-elle. Et si ce n’était pas à une fête ?… »

Mais non. On entendait de la musique. Devant la maison plusieurs autos élégantes attendaient. Il n’avait pas menti, la confiance de Nelly-Rose s’en accrut.

Quand Gérard et Nelly-Rose franchirent le seuil du hall, la fête battait son plein. Dans une décoration hâtivement établie, guirlandes de fleurs en papier, guirlandes d’ampoules de couleur donnant une lumière à la fois vive et atténuée, chatoyante, une foule se pressait, — une foule presque exclusivement slave, où Gérard et Nelly-Rose étaient peut-être les seuls Français, — foule mêlée, dont la majorité se composait d’émigrés appartenant, soit de naissance, soit depuis leur exil et par le malheur des temps, à une classe sociale peu élevée, dont la minorité était composée par des gens riches — hommes en smoking, femmes en grande toilette — Russes ou étrangers, venus là en curieux, pour voir, — foule bruyante, montrant dans le plaisir un laisser-aller un peu brutal, un peu vulgaire, où il y avait comme la revanche des épreuves quotidiennes d’une déchéance qu’on veut oublier, et d’une mélancolie désespérée…