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allons nous promener tous les deux, comme deux camarades… ou, si vous préférez, comme deux étrangers que le hasard rapproche, pendant un peu de temps, et qui profitent de ce hasard sans lendemain.

Il avait parlé avec toutes les apparences d’une franchise amicale et un peu mélancolique. Et le jeu réussit car Nelly-Rose, détendue, cordiale elle aussi, répondit presque joyeusement :

— Oh ! vous voulez bien !

— Certes, je le veux.

— Mais où irons-nous ? interrogea-t-elle avec une curiosité d’enfant.

Il eut l’air d’hésiter.

— N’importe où. J’ai une voiture en bas. Tenez, voulez-vous que je vous emmène danser ? Vous deviez ce soir aller à un bal…

— Comment savez-vous cela ?

— Oh ! mon Dieu ! c’est bien simple. À votre réception tantôt, je vous ai entendue le dire à un grand jeune homme maigre qui ressemble à don Quichotte, à part qu’il est sans armure et salade, mais avec un col cassé et un monocle…

À cette description de Valnais, Nelly-Rose sourit.

— Alors, voyons, continua-t-il, voulez-vous que je vous emmène à un dancing… à Montmartre ?… à Montparnasse ?… ou plutôt, non, j’ai une idée ! Ce sera mieux, et vous ne risquerez pas d’être rencontrée. Ce soir, dans un coin d’Auteuil que je connais, il y a une réunion de Russes qui célèbrent je ne sais plus quelle fête. De vrais Russes, vous savez, qui ne seront pas là en représentation et qui chanteront et danseront. Ce sera pittoresque. Allons y passer une heure, voulez-vous ?

— Et ensuite ?

— Ensuite ? Eh bien, je vous reconduirai ici, et vous dirai adieu. Votre engagement sera rempli. Je ne vous importunerai plus.

Elle le regarda en face, avec émotion et gratitude.

— J’accepte, lui dit-elle. Je vous remercie… Oh ! c’est bien de me proposer cela ! Ici, j’avais tellement peur ! J’ai confiance, maintenant, pleine confiance. Partons.



II

Un crime est découvert


Un peu après minuit, Mme Destol qui sommeillait dans le couloir de la villa d’Enghien, devant la porte de la chambre où elle avait enfermé sa fille, remua et prononça quelques vagues paroles.

Les quatre bridgeurs qui, résignés, gelés et fatigués, jouaient toujours, automatiquement, annonçant leurs demandes à voix basse, levèrent les yeux.

Mme Destol s’éveilla tout à fait, fixa sur eux un œil ahuri d’abord…

— Hein, quoi, qu’est-ce qu’il y a ? balbutia-t-elle, ne se souvenant plus de rien, et confondue de se trouver là et de l’aspect insolite que les quatre hommes présentaient avec leurs cols relevés, leur chapeau sur la tête, et mal éclairés par la débile lueur de la lampe à pétrole.

Puis elle se souvint, rit et dit :

— Vous en avez des têtes !… Je n’ai pas dormi une seconde, ajouta-t-elle, mais ce fauteuil m’a courbaturée.

Elle se mit debout et fit quelques pas pour se dégourdir les jambes.

— Ah ! je vais voir si Nelly-Rose dort bien…

Avec précaution, elle ouvrit la porte où elle avait enfermé sa fille et entra.

Une bougie brûlait encore sur la cheminée et Mme Destol poussa un grand cri.

— Partie ! Elle est partie ! Elle s’est enfuie par la fenêtre !

Les quatre hommes accoururent. La fenêtre ouverte, les couvertures nouées au balcon indiquaient clairement le moyen de fuite employé par la jeune fille.

Des exclamations s’entre-croisèrent.